Interpellation par la police d’un manifestant, lors de la 26e journée d’action des « gilets jaunes », à Nantes, samedi 11 mai. / SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP

Editorial du « Monde ». L’irruption de la violence dans le mouvement social, son installation dans la durée constituent un redoutable défi pour une démocratie. Les syndicats, débordés, se demandent à quoi ils servent. Le gouvernement, impuissant à ramener la concorde sociale, est mis au défi de contenir les débordements de la rue.

Samedi 11 mai, lors de la 26journée d’action des « gilets jaunes », le nombre de manifestants, somme toute dérisoire, comptait moins que la densité des affrontements entre les irréductibles du mouvement et des forces de l’ordre surexposées depuis une demi-année. Ce fut calme à Paris, plus tendu à Nantes et à Lyon. Le gouvernement a maîtrisé, sans pour autant dissiper le malaise ambiant.

Depuis le début des manifestations, en novembre 2018, plus de 200 plaintes ont été déposées pour violences policières, revers d’une tension inégalée ces dernières années. Aucune sanction n’a encore été prononcée. Des vidéos circulent, montrant, ici, une femme frappée par-derrière le 20 avril, là des manifestants embarqués à coups de matraque après s’être introduits dans l’hôpital de la Pitié-Salpétrière, le 1er mai. L’intrusion avait été qualifiée à tort d’« attaque » par le ministre de l’intérieur. Mises bout à bout, ces scènes entretiennent l’engrenage : plus l’Etat réprime, plus ceux qui descendent dans la rue ont envie d’en découdre avec lui.

Une doctrine qui a radicalement évolué

La haine est tangible et le bilan désastreux : lorsque des policiers racontent avoir craint pour leur vie, le 1er décembre et encore le 18 mars, les manifestants rétorquent que 283 des leurs ont été blessés à la tête, 24 ont été éborgnés, 5 ont eu la main arrachée et qu’une vieille femme a perdu la vie à Marseille, touchée par un éclat de grenade. Œil pour œil, dent pour dent.

Sidéré, le reste du pays compte les points sans toujours réaliser l’ampleur du risque pour la démocratie : une loi anticasseurs a été votée dans l’urgence en début d’année, restreignant le droit de manifester. La doctrine du maintien de l’ordre a radicalement évolué, autorisant les contrôles préventifs et l’intervention plus réactive d’unités anticasseurs, accroissant le risque de bavures.

Le gouvernement estime agir en légitime défense, qui plus est avec le soutien majoritaire du pays, mais les défenseurs des libertés publiques s’alarment. « Tout est désormais possible », s’insurgeait l’avocat François Sureau, au lendemain du vote de la loi anticasseurs. « Les libertés fondamentales sonten très mauvais état en France », renchérit le conseiller d’Etat Jean-Marie Delarue, en s’inquiétant de voir « les gouvernements donner toujours raison à leur police », alors que les policiers peuvent, comme tout être humain, être sujets à l’erreur. Le reconnaître ne réglerait pas tout, mais contribuerait à briser l’engrenage de la violence.

Admettre que des débordements condamnables ont pu être commis par quelques-uns n’affaiblirait en rien l’action des autres policiers. S’engager à les sanctionner et à les contenir rassurerait sur le respect de l’Etat de droit. Il faudrait pour cela que le ministre de l’intérieur se sente en position de force vis-à-vis de ses troupes, ce qui n’est pas encore le cas. Il faudrait aussi que le président de la République lui donne le feu vert. Or, jusqu’à présent, Emmanuel Macron a préféré surjouer la posture sécuritaire, précisément parce qu’il avait été pris en défaut sur une des demandes fondamentales des Français. Lui aussi doit évoluer, s’il veut espérer apaiser le pays.