Poches de sang destinée à la transfusion de malades à l’hôpital. / Noor Khamis/Reuters

Entre ses mains aux ongles vernis, Philomène tient une photo aux extrémités mangées par la moisissure. Une femme vêtue d’une longue robe de soie jaune y sourit à l’objectif. « Ma mère chérie. Morte en janvier 2015. Un accident de voiture et il n’y avait pas de sang à lui transfuser », explique, la voix enrouée, cette jeune cadre dans la microfinance. En pleurs, elle se lève du canapé dans son salon de la Cité verte à Yaoundé, capitale du Cameroun, pour aller vers les photos qui tapissent le mur. « On aurait pu la sauver. Mais la banque de sang de l’hôpital était désespérément vide », poursuit avec colère, Ange, son petit frère.

Selon les statistiques du Programme national de transfusion sanguine (PNTS), les besoins annuels du Cameroun sont estimés à 400 000 poches de sang pour l’ensemble du pays. En 2018, 94 873 ont été collectées, contre 91 047 en 2017 et 82 661 en 2016. Dans le sud, où les besoins sont évalués à 13 096 poches, seules 767 avaient été recueillies en 2018, soit 5,86 % de ce qui serait nécessaire. Les journaux parlent « de pénurie de sang », voire de « crise du sang », mais le problème est plus profond.

D’après une étude sociologique réalisée en 2017 par la Société française de transfusion sanguine en collaboration avec le PNTS, plusieurs freins expliquent cette situation : le manque de volonté politique, d’abord ; l’ignorance du public en matière de don de sang, ensuite ; et enfin les barrières culturelles et religieuses. Ces trois freins créent une situation catastrophique. « Si je donne mon sang, je vais transmettre des péchés”. Voilà ce qu’on entend dans certaines zones, se désole Appolonie Noah Owona, médecin et secrétaire permanente du PNTS. Ou encore : On va se livrer à des pratiques ésotériques avec mon sang”. » Face à cette large désinformation, deux start-up ont décidé d’agir.

Connecter donneurs et patients

D’abord, ce sont des adolescentes qui se sont lancées. En décembre 2018, quatre collégiennes de la classe de 4e du Quality International School de Yaoundé ont développé Hemo (tiré du mot « hémoglobine »), une application en anglais pour Android, téléchargeable sur Playstore, qui met directement en relation patients et donneurs. Le procédé est simple : un potentiel donneur s’inscrit sur l’application en entrant son identité, son groupe sanguin, ses coordonnées précises.

Un patient dans le besoin peut se rendre dans la rubrique « recherche de donneurs », y entrer sa localisation et le groupe sanguin désiré. Ensuite, il ne lui reste qu’à choisir le donneur et à le contacter. Si, pour l’instant, ce choix butte sur le nombre limité d’inscrits – une trentaine de donneurs enregistrés, repartis entre Douala, Yaoundé, Dschang et Nanga-Eboko –, il se heurte aussi au système payant de la transfusion.

Officiellement, le prix d’une poche varie entre 15 000 francs CFA et 25 000 francs CFA (22,90 euros et 38,10 euros), mais, selon quatre patients et garde-malades contactés par Le Monde Afrique, dans les hôpitaux, les prix sont bien supérieurs à ce barème et peuvent atteindre 100 000 francs CFA la poche en fonction des spécificités du sang requises. « Mon mari était malade et avait besoin de sang, raconte Aline, au chevet de son époux, à Yaoundé. A l’hôpital, on nous a demandé de venir avec au moins deux donneurs. Et, bien que nous en ayons amené quatre, nous avons dû régler plus de 20 000 francs CFA pour obtenir une poche », poursuit la jeune femme.

« Même à l’article de la mort, sans donneur, pas de sang », regrette Flore qui a échappé de peu au pire après un accident de moto à Douala, la capitale économique. L’objectif de l’application est donc de changer ce système en permettant aux patients de gagner du temps et de l’argent en ayant directement accès aux donneurs. « On veut surtout sauver des vies et faire comprendre aux donneurs qu’ils sont des héros », explique Joyce Lesley Forkou Djuiko, 15 ans, l’une des fondatrices d’Hemo.

Banque de sang en ligne

En 2016, la jeune fille a perdu son oncle âgé de 64 ans. Il avait besoin d’une transfusion d’un groupe et d’un rhésus rares et sa famille a cherché en vain. Alors, lorsque en 2017, sa classe est sélectionnée pour participer à une compétition « tech », la jeune fille raconte cette histoire à ses trois camarades. « Nous avions plusieurs idées, précise de sa voix adolescente Ekinde Mekolle Muke. Mais, en interrogeant autour de nous, nous nous sommes rendu compte combien le manque d’accès au sang était crucial. »

Les lycéennes Ekinde Mekolle Muke et Joyce Lesley Forkou Djuiko, cofondatrices avec deux autres camarades, de Hemo, une application en anglais qui met en relation patients et donneurs de sang.

Les jeunes filles ne gagnent pas le concours, mais choisissent de continuer le développement de leur application. Leurs week-ends et jours libres, elles codent et communiquent si bien que quatre mois après son lancement, plus de 50 personnes ont téléchargé Hemo.

Avec leur mentor, elles travaillent aujourd’hui sur une version française de l’application et veulent augmenter sa sécurisation. Les filles pensent aussi profiter de leurs grandes vacances pour organiser des campagnes de sensibilisation au don de sang, afin de faire connaître l’application au plus grand nombre et, surtout, aux hôpitaux.

C’est dans le milieu hospitalier que Melissa Bime a, elle, créé Infuiss, une banque de sang en ligne qui met en contact les hôpitaux en pénurie avec ceux qui en ont. La plateforme imaginée par la jeune infirmière de 22 ans possède une base de données de tous les groupes et rhésus disponibles dans les hôpitaux de Douala, Yaoundé et les principales villes du pays.

Dès qu’un hôpital a un besoin, il envoie un SMS ou appelle la plateforme Infuiss, qui livre rapidement grâce à une flotte de motos. En deux années, 2 300 poches de sang ont ainsi transité d’un hôpital à un autre. Et Melissa, lauréate du Cartier Women’s Initiative 2018 pour l’Afrique subsaharienne, a confié au magazine américain Ozy qu’elle comptait « doubler ou tripler » l’offre cette année. Pour cela, ses équipes travaillent à promouvoir le don gratuit.

L’espoir de la jeunesse

Pour atteindre l’autosuffisance sanguine, le Comité national de transfusion sanguine du Cameroun a signé un partenariat avec l’Etablissement français de sang et Expertise-France, pour la mise en place du cadre institutionnel et technique de la transfusion sanguine et avancer dans le recrutement des donneurs.

En attendant, le pays « chouchoute » ceux qui font déjà ce geste en leur accordant des cartes de donneurs. « Nous négocions avec des hôpitaux pour que, si ces personnes ou leurs ascendants directs sont dans le besoin, qu’ils n’aient plus besoin de venir avec deux autres donneurs supplémentaires », précise la docteure Appolonie Noah Owona, du PNTS.

La démarche fait sourire Raymond*, responsable d’une association qui encourage le don de sang. Ce médecin généraliste, qui a perdu un enfant en 2009 faute de sang disponible, rappelle que plus de 80 % des poches collectées chaque année le sont dans l’urgence, provenant essentiellement des familles. En clair, si des Camerounais ne se retrouvent pas avec un proche hospitalisé ou dans le besoin, ils ne donnent pas.

« C’est la triste vérité. J’ai parcouru de nombreuses zones et je connais les barrières, explique-t-il. Pour moi, il faut se tourner vers la jeunesse qui représente plus de la moitié des 25 millions d’habitants et les sensibiliser grâce au smartphone que tous possèdent jusque dans les villages les plus reculés. Il faut aussi voir comment travailler avec Infuiss, Hemo et d’autres start-up qui parlent leur langage. » La langue des jeunes, celle de la générosité et du don.

Sommaire de notre série « Carnet de santé »

Chaque mercredi, Le Monde Afrique propose une enquête, un reportage ou une analyse pour décrypter les avancées des soins et de la prévention sur le continent.

*Le prénom a été changé.