Une harde d’éléphants dans le parc de la Pendjari, en janvier 2018. / STEFAN HEUNIS / AFP

C’est un doux euphémisme que les autorités béninoises ont très modérément apprécié le classement en « zone rouge » – décrété par le Quai d’Orsay à la suite de l’enlèvement de deux Français et de leur guide béninois le 1er mai – de l’intégralité du parc de la Pendjari, une perle naturelle de faune sauvage unique dans la sous-région sur laquelle elles comptent pour développer un tourisme haut de gamme. Elles déplorent « cette décision unilatérale, cette mauvaise publicité prise par un pays plus puissant que le Bénin », selon une source présidentielle, qui risque d’avoir un impact plus global sur le pays alors qu’elles jurent avoir « pris la mesure des risques sécuritaires » liés à la détérioration de la situation au Burkina Faso voisin.

Lundi 13 mai, le président Patrice Talon avait d’ailleurs convoqué une réunion d’urgence destinée à renforcer la sécurisation du parc en présence des ministres de la défense, du tourisme, l’état-major des armées et les gestionnaires de l’éco-parc, l’organisation sud-africaine African Park. Selon une source militaire citée par Radio France internationale, « l’armée et la centaine de rangers du parc vont désormais travailler ensemble et mutualiser leurs moyens ». « Soixante militaires béninois pourraient être prochainement déployés dans le parc et pourraient, selon une stratégie encore à l’étude, occuper quatre positions », indique une autre source. L’accès des touristes est pour le moment suspendu.

« Porosité des frontières »

Mais comment sécuriser des centaines de kilomètres de frontières, souvent densément boisées, serpentant près du fleuve Niger au travers de trois parcs protégés – le fameux « WAP » pour W, Arly et Pendjari – à cheval sur le Niger, le Burkina Faso et le Bénin ? La permanence de braconniers et de trafiquants de bois, le grignotage des terres vierges par les cultivateurs, les transhumances illégales de bétail venues du Burkina Faso ou du Nigeria démontrent la difficulté à appliquer la loi dans cette région.

Y compris dans le parc de la Pendjari pourtant géré par les spécialistes d’African Park habitués à évoluer en milieu hostile. « La porosité des frontières issues de la période coloniale est une réalité, explique la présidence béninoise, mais nous en sommes conscients et travaillons contre cela avec nos voisins. » Les responsables des forces de sécurité burkinabés, ghanéens, togolais et béninois se sont d’ailleurs rencontrés à plusieurs reprises ces derniers mois.

Mais cette coopération embryonnaire entre voisins qui parfois ne s’apprécient guère est d’autant plus complexe à mettre en œuvre qu’elle doit affronter un ennemi invisible, protéiforme, qui s’adapte à ses adversaires et s’enracine localement. Pour ne citer qu’elle parce que la force « Barkhane » est en première ligne sur ce front sahélien contre les groupes djihadistes, la France n’a pas trouvé de réponses. Faussement benoît mais réellement inquiet, un officiel béninois demande si « Paris a été placée en zone rouge après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan ? »

Incertitudes d’ordre politique

Les labels mondialisés d’Al-Qaida et de l’Etat islamique agglomèrent au Sahel une multitude de groupes aux motivations souvent locales – généralement nourries par des décennies de marginalisation de la part des Etats centraux et de leurs classes dominantes –, davantage qu’au nom d’une idéologie. De ce que l’on en sait à ce jour, l’enlèvement des deux Français et de leur guide serait ainsi le fruit de la coopération entre petites unités affiliées aux deux multinationales du terrorisme qui, sous d’autres latitudes, sont engagées dans un combat à mort.

Cet épisode tragique – marqué par la mort du guide béninois et de deux militaires français – confirme également l’une des caractéristiques des guerres asymétriques : peu de moyens, plusieurs « martyrs », pour un maximum de dégâts. Au Bénin, il est encore trop tôt pour évaluer le coût de la facture mais on en mesure déjà l’impact. Les professionnels du tourisme rencontrés ces derniers jours à Cotonou ne comptent plus les annulations, invoquant leur anonymat comme pour conjurer un mauvais sort.

L’humeur est d’autant plus morose qu’aux désistements liés à ce type d’enlèvements – du jamais-vu, même loin des portes de Cotonou – s’ajoutent des incertitudes d’ordre politique liées aux législatives controversées du 28 juin et des violences urbaines et meurtrières qui ensuivirent, les 1er et 2 mai. Le Bénin n’est pas coutumier du fait. Amnesty International qualifie « d’inquiétante », « la répression postélectorale » qui en découla. « Ce n’est pas la joie », commente sobrement, devant ses tables clairsemées, la gérante d’un lounge-bar de la rue de la Haie-Vive nouvellement ouvert dans le quartier résidentiel de Cadjéhoun, épicentre des récentes manifestations.

La méthode entrepreneuriale du président Talon

Cette quadragénaire appartient à cette catégorie d’entrepreneurs située du bon côté de la barrière clientéliste des affaires depuis 2016. Ils fondaient beaucoup d’espoir dans l’élection en 2016 du businessman numéro un du Bénin, et de loin le plus riche du pays, Patrice Talon, surnommé fort à propos « le roi du coton ». « En trois années, met-on en avant à la présidence, la croissance du PIB est passée de 2,1 % à près de 7 % par an et cela démontre son efficacité économique. » « Ça partait bien, confirme la gérante. Même s’il y a eu de la casse. »

Certains bénéficient plus que d’autres de ce boom, ce qui enrage une partie des anciens bénéficiaires devenus opposants. Pour en arriver là, au-delà de certaines réformes radicales, le Bénin a aussi bénéficié, jusqu’alors, de sa réputation de stabilité institutionnelle construite depuis 1990 et symbolisée par des alternances politiques pacifiques. Ce qui ne vaut pas certificat de bonne gouvernance.

Comment cette « efficacité économique » résistera-t-elle à ce double tumulte politique et sécuritaire ? D’une certaine façon, la Pendjari est un test. Elle illustre la méthode entrepreneuriale du président Talon. Quand il est arrivé au pouvoir, la préservation de cette zone naturelle d’exception partait à vau-l’eau. Les agents et responsables des eaux et forêts ont été renvoyés sans ménagement, malgré les objections des syndicats et des populations locales. Ils ont été remplacés par des agents d’African Park, « une ONG à but non lucratif spécialisée dans la conservation de zones protégées en Afrique », peut-on lire sur son site, fonctionnant sur la base de dons et soutenue notamment par la National Geographic Society et la fondation du mécène suisse Hansjörg Wyss.

Alimenter les suspicions

Mais, à Cotonou, on a moins retenu l’expertise d’African Park que la signature sans appel d’offres, de gré à gré, d’un contrat porté par la présidence portant sur un programme d’investissements de 23 millions de dollars (20,5 millions d’euros). De quoi alimenter les suspicions nourries par de longues années de pratique locale de corruption. Aux dires des spécialistes, le travail accompli par African Park pour la préservation et l’association des communautés locales serait pourtant remarquable.

Au-delà de cette polémique, le triple enlèvement pourrait ébranler le modèle imaginé par le président Talon. « Mon gouvernement s’est engagé à faire du tourisme un levier de développement sur le long terme », déclarait-il en marge de l’accord avec African Park, en juillet 2017. « La Pendjari, écrivait-il, s’inscrit dans le cadre [du] programme Bénin révélé. »

Un projet global dans lequel la coopération internationale est l’un des maillons. Mardi 14 mai, une coopérante allemande se demandait comment poursuivre son programme dans le domaine de l’agriculture situé en bordure du parc, mais bien loin de la frontière du Burkina Faso : « Mon agence m’interdit dorénavant d’y aller pour des raisons de sécurité. »