Selon le philosophe René Descartes, un acte est libre lorsqu’il résulte d’un choix de notre volonté. / CHRISTOPHE LEHENAFF / Photononstop / Christophe Lehenaff / Photononstop

Chronique Phil’d’actu, par Thomas Schauder, professeur de philosophie. Ce mercredi 15 mai, 900 000 candidats inscrits sur Parcoursup espèrent voir leur insoutenable attente prendre fin et savoir s’ils sont admis dans la filière de leur choix. Certains auront le « luxe » d’être acceptés dans plusieurs formations et de devoir choisir entre elles. Choisir et être choisi : c’est un tournant important dans la vie de nos élèves, et très angoissant pour cette raison même. N’est-ce pas la possibilité de choisir pour soi qui distingue l’enfant de l’adulte ?

Mais au fait, que signifie « choisir » ? Est-ce la même chose que « décider » ou encore « être libre » ? Peut-on être sûr de faire le bon choix ? D’ailleurs, peut-on parler de « bons » et de « mauvais » choix ?

Si on définit la liberté comme la possibilité d’agir sans être contraint, alors on doit d’emblée admettre que la liberté absolue n’existe pas : nous devons « faire avec » les lois, les désirs des autres, les ressources naturelles ou financières… Bref, être libre en pratique, c’est pouvoir choisir, c’est-à-dire nous orienter dans une direction parmi plusieurs directions possibles. Ainsi, le promeneur qui arrive à une croisée des chemins peut décider d’aller à gauche, à droite ou de faire demi-tour, mais pas de s’envoler.

On pourrait résumer l’idée de progrès comme le fait d’ouvrir toujours plus de possibles à un sujet. En filant la métaphore précédente, on dirait que le progrès consiste à ouvrir de nouveaux chemins, ou à offrir un jet pack à chacun. C’est l’idéal des Lumières : par le développement du savoir et des techniques, l’être humain atteindrait le stade où sa possibilité de choisir serait infinie. D’un côté en se rendant « maître et possesseur de la nature », mais aussi en se rendant maître et possesseur de lui-même, en atteignant l’autonomie morale plutôt que l’obéissance aux autorités traditionnelles : l’Eglise, l’Etat, le père de famille, etc. (1)

L’homme livré à la machine

Or, cet idéal du progrès, qu’on pourrait qualifier d’« humaniste », a presque entièrement disparu. Il faut dire que depuis les Lumières, il y a eu Auschwitz et Hiroshima, la prise de conscience de la crise écologique, le déclin de l’idéal communiste. « Utopie » est devenu un terme dépréciatif. En revanche, l’idée d’une amélioration exponentielle de la technique et de l’intelligence artificielle est profondément ancrée dans la société, illustrant ce que Günther Anders nommait « l’obsolescence de l’homme » : l’être humain perd de sa valeur au profit des objets. Il se soumet à la technique plutôt que de l’utiliser à ses propres fins (2).

Parcoursup en est l’illustration puisque le processus est en grande partie géré par des algorithmes, au nom de la « lutte » contre la décision humaine, supposée « arbitraire ». On en arrive ainsi à un paradoxe contemporain intéressant : alors que nos possibilités techniques de choix sont, non pas infinies, mais incompréhensibles et impossibles à appréhender, nous avons du mal à choisir.

Et ce pour au moins deux raisons, selon moi. La première est justement liée à cette « obsolescence de l’homme », à cette idée selon laquelle l’être humain est faillible et susceptible de se tromper. La crainte de faire un mauvais choix serait alors telle qu’on préférerait déléguer ce pouvoir à la machine, supposée capable d’énoncer la vérité plutôt qu’une simple préférence (3).

Or, s’il est vrai que l’être humain n’est jamais objectif et qu’il choisit toujours en fonction de sa sensibilité, de son expérience, de ses préjugés, il convient de s’interroger sur ce que signifie un « bon » choix. Ne pouvant pas savoir à l’avance quelles seront les conséquences de mon action, je déterminerai a posteriori si le choix était bon ou non. Pour atteindre ma destination, j’aurais peut-être dû tourner à droite, mais en chemin, j’ai découvert un lieu que je ne connaissais pas et qui m’a plu !

Il en va ainsi de l’orientation : peut-être que tout ne se passera pas selon le plan que vous aviez imaginé, mais ce ne sera certainement pas une catastrophe. D’aucuns vous diront : « Au pire, tu auras perdu un an et tu feras autre chose. » Mais pourquoi cette idée de « perdre » un an ? C’est là une vision purement économique. En un an, vous allez vivre des choses (certaines plaisantes, d’autres moins) et vous deviendrez un peu autre. Car c’est aussi cela que signifie être libre : ce n’est pas seulement une capacité à agir, c’est une certaine indétermination, une possibilité d’évoluer, de bifurquer, de se métamorphoser… ce dont une machine n’est justement pas capable (4) !

Outre la crainte de se tromper, on peut citer une deuxième raison à la difficulté de choisir : le refus du renoncement. « Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste, et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité », écrit André Gide (5). Choisir, c’est nécessairement prendre un chemin à l’exclusion de tous les autres. C’est reconnaître le fait qu’on ne peut pas tout avoir. C’est donc accepter non seulement que nous sommes faillibles, mais que nous sommes en grande part impuissants. Autrement dit, notre désir est infini, mais pas notre capacité à le satisfaire.

Plus l’offre est grande, plus le renoncement est grand 

Notre système économique est basé sur l’offre : la publicité, la pseudo-innovation technologique, les apparences du pluralisme politique, les applications de rencontre. Nous vivons à crédit (financièrement et écologiquement) pour pouvoir répondre à cette offre, sans quoi le marché cesserait de fonctionner.

Mais d’un point de vue psychique, on constate qu’il est devenu très difficile d’assumer la frustration : plus l’offre est grande, plus le renoncement est grand. Si je vais à gauche, je renonce à aller à droite ou en arrière, je renonce à deux possibilités seulement. Mais si le nombre des possibles augmente, je renonce logiquement à un plus grand nombre de choses. Et voilà comment la société ne nous rend pas tellement plus libres (car nous sommes toujours limités par nos moyens) mais beaucoup plus tristes, c’est-à-dire nous sentant diminués dans notre puissance d’agir (6).

Pour résumer : crainte de ne pas être choisi, crainte de mal choisir et crainte de devoir renoncer… Cela fait beaucoup de craintes ! Etre autonome, ce n’est pas chose facile. Et quoi que je vous écrive ici, vous ne vous sentirez probablement pas rassurés pour autant.

Aussi vous me permettrez un ultime conseil : ce n’est pas ce que vous choisirez qui compte, mais pourquoi vous le choisirez. Visez ce qui provoquera en vous de la joie, ce qui vous permettra de vous sentir vivant et de vous épanouir. Gardez ce critère toute votre vie, car c’est cela la véritable liberté, « quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » (7).

(1) Parmi les classiques sur cette question : Le Discours de la méthode, de René Descartes (1637), et Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, d’Emmanuel Kant (1784). (2) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956). (3) Eric Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical (2018). (4) Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946). (5) André Gide, Les Nourritures terrestres (1897). (6) Baruch Spinoza, Ethique (1677), partie III, prop. XI, scolie. (7) Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889).

Phil’ d’Actu, l’actualité au crible de la philosophie

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Il décrypte l’actualité dans ses chroniques Philo d’Actu, publiées deux fois par mois, sur Le Monde.fr/campus, et sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.