LA LISTE DE LA MATINALE

Au programme de la semaine, Pourquoi écrire de Philippe Roth, deux recueils anciens et 150 pages inédites dont émerge une conception de la littérature. Une plongée, avec Colette Zytnicki, dans l’histoire coloniale pour renouveler notre compréhension et donner toute leur place aux populations colonisées. Ou encore Le Voyage de Jules, bande-dessinée au format original, aux textes envoûtants et aux splendides dessins.

HISTOIRE. « Un village à l’heure coloniale », de Colette Zytnicki

La colonisation européenne des XIXe et XXe siècles a généré des archives surabondantes, illustration de l’apparente solidité du projet colonial, laissant mal présager la rapidité de son effacement dans la quinzaine d’années suivant la seconde guerre mondiale.

Parcourir ces gisements documentaires pour renouveler notre compréhension de ceux qui administrèrent les empires, et approcher, autant que possible, des populations colonisées qui n’y figurent souvent qu’en filigrane, est l’enjeu de l’étude que Colette Zytnicki consacre à un village ordinaire de l’Algérie française, Draria, près d’Alger, des années 1840 à 1962.

L’échelle locale permet de scruter avec précision, à l’aide de nombreux documents, les mécanismes par lesquels les populations autochtones furent dépossédées de leurs terres. Le livre décrit l’enracinement des colons, les progrès de la viticulture, les premières élections municipales, la vie ordinaire en somme, qui repose sur le fait structurel, normal et anormal à la fois, de la domination coloniale.

Dès lors, il s’agit de comprendre comment vivent, inégaux et côte à côte, Européens et Algériens, dans une tension qu’on ne fait souvent que deviner, sans que jamais, ou presque, les colonisés figurent comme sujets dans les sources : aux questions de l’auteure sur leur expérience, les documents opposent un désespérant silence. André Loez

« Un village à l’heure coloniale. Draria, 1830-1962 », de Colette Zytnicki, Belin, 320 p., 24 €. / BELIN

ROMAN. « D’Os et de lumière », de Mike McCormack

Ce 2 novembre 2008 à midi, Marcus Conway est dans la cuisine de sa maison, seul. Pendant une heure et 350 pages, c’est son flux de conscience qui va nous être livré au fil de ce roman sans autre point que final, constitué de longs paragraphes séparés par des segments plus courts. Ceux-ci servent de respiration au texte et le font avancer par des effets de rupture ou d’association, relançant les souvenirs du quinquagénaire sur sa vie de père, mari, ingénieur et citoyen irlandais.

Le personnel et le politique sont constamment liés ici, comme le sont le métaphysique et le pragmatique. C’est là l’une des grandes beautés de ce texte dont le parti pris formel nous force à prêter une attention extrême aux détails d’une existence ordinaire qui, tous ensemble, participent d’une méditation superbe sur ce qu’appartenir au monde signifie. Raphaëlle Leyris

« D’os et de lumière » (Solar Bones), de Mike McCormack, traduit de l’anglais (Irlande) par Nicolas Richard, Grasset, « En lettres d’ancre », 352 p., 20,90 €. / GRASSET

BD. « Les Voyages de Jules », d’Emmanuel Lepage, René Follet et Sophie Michel

« Un livre, c’est comme un voyage, on ne sait pas toujours où on va, il faut laisser la place aux surprises. » Emmanuel Lepage est un auteur qui aime brouiller les pistes. Son nouvel album, Les Voyages de Jules, écrit avec Sophie Michel, devait à l’origine se résumer à un recueil de dessins de marine. L’idée ? Mêler de grands textes comme Le Vieil Homme et la mer, d’Hemingway, ou Pêcheur d’Islande, de Loti, à des illustrations réalisées par le Breton et par le Belge René Follet, ancien du journal Tintin, 88 ans aujourd’hui.

C’était sans compter sur l’esprit vagabond d’Emmanuel Lepage, qui a finalement débouché sur un carnet de voyage où on retrouve Jules Toulet, personnage fétiche de deux de ses précédents ouvrages.

A travers un échange de lettres, on y suit le jeune peintre de la fin du XIXe siècle dialoguer sur l’art, l’inspiration, les grands auteurs – on y croise Hemingway, « un jeune gars qui bouillonnait d’idées et d’énergie » – mais aussi l’amour que lui inspire Anna, jeune femme qui ne cesse de filer entre ses pinceaux. Format original, textes envoûtants, dessins splendides, l’ouvrage plaira à ceux qui aiment sortir des sentiers battus. Cédric Pietralunga

« Les Voyages de Jules », d’Emmanuel Lepage, René Follet et Sophie Michel, Editions Daniel Maghen, 164 p., 35 €. / DANIEL MAGHEN

ESPIONNAGE. « La Taupe rouge », de Julian Semenov

Berlin sous les bombes, en février 1945. Maxime Issaiev, espion soviétique opérant sous le nom d’Otto von Stierlitz, est chargé par Moscou de faire échouer les négociations secrètes entre Karl Wolff, général des Waffen-SS, et l’Américain Allen Dulles, chef de station de l’OSS à Berne, en Suisse.

A l’insu d’Hitler, retranché dans son bunker et hostile à tout règlement politique de la guerre, Himmler et Bormann envisagent, en effet, de signer une paix séparée avec les Alliés occidentaux, désireux d’enrayer l’avancée du communisme en Europe. Cependant Ernst Kaltenbrunner, responsable de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA), nourrit de fortes suspicions à l’égard du Standartenführer Stierlitz et mandate le chef de la Gestapo, Heinrich Müller, pour le placer sous étroite surveillance.

Fondé sur des événements réels, étayé par une solide documentation qui lui confère son réalisme, La Taupe rouge, du russe Julian Semenov (1931-1993), progresse en terrain miné. Messages codés, informateurs, déguisements, passages de frontière clandestins, filatures, rendez-vous secrets, écoutes téléphoniques, agents provocateurs, pièges déjoués de justesse… Pas de doute, il s’agit bien d’un récit d’espionnage, qui marie la sophistication à l’émotion. Issaiev, son héros fatigué à l’impeccable sang-froid, une icône en Russie depuis les années 1960, y apparaît comme le digne alter ego de George Smiley, le maître espion de John le Carré. Macha Séry

« La Taupe rouge » (Semnadtsat mgnoveniy vesny), de Julian Semenov, traduit du russe par Monique Slodzian, Le Canoë, 480 p., 23 €. / LE CANOE

ESSAI. « Pourquoi écrire ? » de Philip Roth

Pourquoi écrire ? regroupe deux recueils anciens de Philip Roth, Du côté de Portnoy et Parlons travail (Gallimard, 1978 et 2004), auxquels sont ajoutées 150 pages inédites en français, sous le titre « Explications ». Le tout forme un livre captivant où sont compilés discours, articles de journaux, essais sur le métier d’écrivain et commentaires de ses propres romans.

De ces écrits hétérogènes émerge une conception de la littérature. « Dresser un portrait de l’humanité avec tous ses particularismes. » Cela va de pair avec une passion pour le concret, pour « l’hypnotique matérialité du monde » qui fait de l’Amérique ce qu’elle est.

La partie inédite du livre ne contient pas de révélation, mais Roth y dévoile ce petit « secret » : un jour, il a trouvé dans un restaurant une feuille de papier oubliée par un client. Elle contenait dix-neuf phrases qui, prises ensemble, n’avaient aucun sens. « Ce que je finis par comprendre, fut qu’il s’agissait des premières lignes des livres qu’il m’était donné d’écrire ». C’est ainsi qu’il s’est lui-même « assigné la tâche absurde d’assumer avec toute la précision dont [il était] capable les dizaines de milliers de mots qui devaient suivre chacune de ces phrases liminaires ». Florence Noiville

« Pourquoi écrire ? » (Why Write ?), de Philip Roth, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun, Folio, 638 p., 10,80 €. / FOLIO