Manifesation pour la fin du régime militaire et la démocratie à Khartoum, le 29 avril 2019. / Umit Bektas/REUTERS

Politiste spécialiste de politique comparée, Jean-François Bayart observe et analyse les systèmes politiques, de l’Iran à la Turquie et, surtout, en Afrique. Le continent africain est pour lui un espace de recherches comme un autre, où il s’évertue à étudier les sociétés africaines à la lumière de l’histoire précoloniale pour les analyser dans le présent, en prenant soin de se débarrasser des clichés qui polluent la pensée.

Il décrypte aussi les tendances politiques systémiques en utilisant des méthodologies de sociologue, d’historien, de politiste. Il y a trente ans, il publiait un ouvrage majeur, L’Etat en Afrique : la politique du ventre (Fayard). Aujourd’hui professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève, il vient de publier, avec les chercheurs Ibrahima Poudiougou et Giovanni Zanoletti, L’Etat de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation (Paris, Karthala). Dans un grand entretien au Monde Afrique, il livre son regard sur l’actualité et revient sur les concepts qu’il a développés au cours de ses recherches.

Comment analysez-vous les mutations en cours en Algérie et au Soudan ?

Jean-François Bayart Impressionnantes, les mobilisations populaires n’ont fait que confirmer la richesse de la vie politique en Afrique et la force des attentes démocratiques. Contrairement à ce que prétendent souvent les Occidentaux qui postulent l’inadaptation du multipartisme à la « culture africaine », ou l’attachement des Arabes au culte du raïs (chef), les exemples de l’Algérie et du Soudan viennent, une fois encore, montrer le contraire. Nonobstant les accusations d’instrumentalisation par l’étranger et la répression, les manifestants tiennent bon. Les gens sont dans la rue pour réclamer leur dû démocratique.

Par ailleurs, le Soudan est depuis longtemps très vivant politiquement. Dès 1924, il a connu un grand soulèvement nationaliste contre l’occupation britannique. De même, en Algérie, le caractère militaire du régime issu de la guerre de libération nationale et le coup d’Etat de 1991, après la victoire électorale du Front islamique du salut, n’ont pas empêché la multiplication de mouvements sociaux ou culturels, y compris dans les provinces – et ce en dépit de la distribution de la rente pétrolière pour essayer d’anesthésier l’opinion.

De manière générale, les « printemps arabes » de 2011 se sont inscrits dans la continuité de grèves ou d’émeutes antérieures. En Tunisie, par exemple, le début de la fin, pour le régime de Ben Ali, a commencé en janvier 2008 avec la grande grève du bassin minier de Gafsa.

Il en va de même en Afrique subsaharienne. Toute la décennie 1950 a été marquée par de fortes mobilisations sociales et politiques, qui ont d’ailleurs souvent divisé le mouvement nationaliste, comme en Côte d’Ivoire, ou lui ont opposé des partis prêts à jouer la prolongation de la domination coloniale sans pour autant être dépourvus de toute base sociale, comme au Cameroun. A la fin des années 1980, au sein même des régimes de parti unique, une certaine libéralisation politique s’est imposée, avant que n’éclate la grande vague de revendication démocratique de 1989-1991. Aujourd’hui, des formes de mobilisation originale perpétuent cet esprit démocratique, comme les grins ouest-africains, des mouvements politico-musicaux tels que Y’en a marre au Sénégal ou le Balai citoyen au Burkina Faso, des « Parlements de rue » ou de radio comme en Côte d’Ivoire dans les années 2000 ou en Ouganda. Quoi que l’on en dise, il y a une vraie vie politique en Afrique subsaharienne, une forte participation électorale, et celle-ci engendre des alternances politiques, comme au Sénégal ou au Ghana.

Comment articulez-vous ces mobilisations avec votre concept d’« Etat de distorsion » ?

Je récuse le postulat selon lequel il y aurait une contradiction entre l’Etat importé et imposé lors de la colonisation et les représentations du politique héritées de l’histoire africaine, ce que certains nomment la « culture africaine », une notion évidemment trop générale et « orientaliste » pour être utile. Les institutions, les idéologies que la colonisation a implantées en Afrique ont fait l’objet de multiples pratiques d’appropriation, et ce dès avant l’indépendance.

Les Africains se reconnaissent dans toutes ces dimensions héritées de leur histoire. Je reprends à ce propos la notion bergsonienne de « compénétration des durées », y compris sous la forme de mémoires traumatiques : celles de l’esclavage ou de l’occupation étrangère. Mais il n’y a pas de jeu à somme nulle entre les répertoires du politique d’origine précoloniale et les répertoires nés de la colonisation ou de la période postcoloniale. Il y a des effets de composition, d’assemblage, d’hybridation, éventuellement de tensions créatrices. D’où cette fameuse « ambiguïté » de l’Afrique dont parlaient le sociologue français Georges Balandier et l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane. Je préfère pour ma part parler d’ambivalence.

Par exemple, les mêmes Africains qui admettent l’intangibilité des frontières coloniales les violent de manière systémique en pratiquant la contrebande, sans pour autant douter de leur appartenance nationale. Cela est vrai des jeunes « cascadeurs » qui transportent des marchandises à moto de part et d’autre des frontières, des grands commerçants qui les commanditent, mais aussi bien des ministres du commerce ou des présidents de la République et de leurs épouses, dontbon nombre sont des opérateurs majeurs de l’économie informelle, frauduleuse ou illicite. De même, la corruption est un vice unanimement dénoncé du point de vue de la démocratie, mais honorable au regard des obligations familiales ou villageoises. Et, d’une même voix, l’opinion dénonce les ingérences de la France tout en lui reprochant de ne pas renverser les dictateurs.

Dans les manifestations démocratiques actuelles, les acteurs se définissent par rapport à ces différentes durées de leur histoire. Ils revendiquent la démocratie au sens libéral du terme, mais ont aussi dans l’esprit des appartenances lignagères ou locales, des représentations de la justice ou de la liberté, des idées de la cité qui participent de temporalités plus longues que celles de la greffe de l’Etat colonial.

Que pensez-vous de la réaction des hauts responsables militaires au Soudan et en Algérie ?

C’est un processus très classique de restauration autoritaire, que nous avons déjà vu à l’œuvre en Algérie, mais aussi dans la plupart des pays subsahariens au début des années 1990. Face à une vaste mobilisation, les détenteurs du pouvoir politique et économique peuvent avoir deux réactions. Calmer le jeu en donnant « à manger », à l’instar du régime algérien au moment des « printemps arabes ». Ou tirer, comme cette même armée l’avait fait en 1988, puis dans les années 1990. Le coup d’Etat du maréchal Abdel Fatah Al-Sissi contre les Frères musulmans, en 2013, est l’archétype d’une telle restauration autoritaire.

En Algérie et au Soudan, le jeu reste donc très ouvert. Car il ne faut pas sous-estimer l’intelligence politique, la violence, le cynisme, et aussi la base sociale des régimes autoritaires ébranlés par la mobilisation démocratique. De plus, l’étranger ne sera d’aucun secours. Face à la « menace » des djihadistes et des migrants, les pays occidentaux joueront, comme auparavant, la carte de l’ordre, fût-ce au prix de la répression.

Quelles pourraient être, selon vous, les conséquences de la révolte algérienne sur la région ?

Si la révolution l’emporte et balaie le vieux système militaro-politique, ce sera une onde de choc. Le Maroc a très peur d’un éventuel afflux de réfugiés, mais aussi peut-être de perdre son vieil ennemi complémentaire, si commode pour légitimer sa politique au Sahara. Alger a toujours rêvé d’être l’hégémon de l’Afrique, mais son ambition se heurte à celles du Maroc et de l’Egypte. En outre, son attitude par rapport au djihadisme a été ambivalente. Elle a externalisé dans le Sahel ses propres djihadistes, après sa guerre civile des années 1990. Elle est un peu à l’Afrique de l’Ouest ce que le Pakistan est à l’Asie du Sud. Si une vraie révolution démocratique renverse le régime politico-militaire en place depuis l’indépendance, l’Algérie peut redevenir un pôle de soft power d’envergure continentale, comme elle l’était, sur un mode révolutionnaire et tiers-mondiste, dans les années 1960-1970.

Qu’est ce qui a changé depuis la théorisation de votre concept de la « politique du ventre » en Afrique francophone, il y a trente ans ?

Etant entendu que ce concept de « politique du ventre » ne désigne pas une culture politique, mais une forme historique de gouvernement, de « gouvernementalité » aurait dit Foucault, il reste à mon avis pertinent, même si nous essayons de l’affiner dans L’Etat de distorsion. Sous le couvert du djihad, dans le Sahel, se déroule en réalité une guerre agraire dans le contexte d’accumulation primitive de capital, notamment foncier, et d’accroissement des inégalités sociales dont l’Etat est le vecteur, depuis la colonisation. L’enjeu des mobilisations démocratiques actuelles porte sur la reproduction, ou au contraire l’inflexion, de l’économie politique de cet Etat. Les djihadistes du Sahel ou de Boko Haram sont moins l’expression de l’islam – celui-ci est divisé, et certaines de ses autorités spirituelles sont les premières victimes de ces mouvements armés – que celle de la révolte des subalternes contre l’iniquité d’un Etat et d’un « développement » qui les a rejetés dans la misère. Les groupes djihadistes leur fournissent une cause, une dignité, des ressources, et même des femmes, bien que ce soit horrible de le reconnaître. Sur tous ces points, l’Etat dit de droit n’a rien à donner, et même tout à reprendre, du fait de sa violence et de son injustice, que la libéralisation économique a aggravées.

L’un des avantages comparatifs des djihadistes a précisément trait à la justice qu’ils rendent sur le terrain. Elle est compréhensible, non corrompue, rapide, parfois brutale – mais pas plus que celle de l’Etat qui, elle, s’exerce en français, une langue que ne maîtrisent pas les petites gens, qui est lente, et inféodée aux intérêts dominants par le biais de l’argent. Il faut bien voir que, pour une tête coupée, les cadis [les juges] intégrés à l’ordre djihadiste rendent des milliers d’arbitrages fonciers selon une logique de justice de proximité.

Sous la protection de « Barkhane » et du fantomatique G5 Sahel, les tenants de l’Etat continuent de « manger » à grandes dents. Donc oui, la « politique du ventre » est plus que jamais à l’ordre du jour. Faute d’en comprendre les arcanes, les interventions militaires étrangères contribuent à sa reproduction, et même à sa radicalisation, en lui fournissant de nouvelles ressources. A voir la mansuétude dont les présidents du Tchad, Idriss Déby, et du Cameroun, Paul Biya, bénéficient à Paris, du fait de leur engagement dans la lutte contre les djihadistes depuis 2014, on comprend l’enthousiasme avec lequel ils s’y sont prêtés. Leur bon vouloir leur permet d’écraser en toute impunité leur opposition, et toute forme de dissidence politique, sociale, religieuse, sexuelle.

Ces mouvements djihadistes ne révèlent-ils pas aussi la faillite de l’Etat central sur les questions sociales, religieuses et politiques ?

L’irruption des djihadistes, c’est le retour de boomerang des programmes d’ajustement structurel introduits dans les années 1980 par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Le démantèlement des services publics, la réduction de l’aide au développement des pays occidentaux ont coïncidé avec l’explosion des revenus pétroliers des monarchies conservatrices du Golfe, qui ont financé écoles et hôpitaux. Ces dernières sont devenues un nouveau pôle de soft power, alors que déclinait l’aura de l’Europe, devenue chiche, hypocrite quant à ses idéaux démocratiques, hostile à l’immigration et à la présence des étudiants africains sur son sol.

Par ailleurs, le marxisme est passé de mode. Il ne reste plus que deux offres idéologiques crédibles : celle de l’islam, éventuellement salafiste ou djihadiste, et celle de la Chine. Et quant à l’islam, il ne faut pas s’y méprendre. Etre salafiste ou djihadiste n’a rien d’obscurantiste ni de traditionaliste. C’est s’inscrire dans la globalisation, voire la consommation, et c’est rompre avec la tradition, celle de la famille, du lignage, du village, de l’ethnie. Le pentecôtisme, lui aussi très dynamique, propose d’ailleurs une offre anti-traditionaliste et globale symétrique.

Les violences dans le centre du Mali ont coûté la vie à au moins 500 civils depuis 2018 selon les Nations unies. Des associations militantes utilisent le terme de « génocide » pour interpeller sur les violences exercées contre les Peuls. Cela vous semble-t-il approprié ?

Ce que l’on sait, c’est que le nombre de victimes de violences est exponentiel. Aujourd’hui, on meurt plus au Mali qu’avant l’intervention française de 2013. Mes confrères Ibrahima Poudiougou et Giovanni Zanoletti mettent en garde contre toute lecture ethnique de la violence en rappelant que ce n’est pas un conflit entre Peuls et Dogon, mais entre des Peuls et des Dogon. Certains crient au génocide et invoquent le précédent du Rwanda, d’abord parce qu’aujourd’hui un massacre n’est pris au sérieux que s’il est qualifié de génocidaire, ensuite parce que coexistent au Mali, comme au Rwanda en 1994, une force française et une force de l’ONU. Cette similitude ne suffit pas à étayer le caractère génocidaire de la violence. Celle-ci est d’abord agraire et elle ne prend pas la forme d’une purification ethnique, en dépit de la montée d’un discours anti-peul dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il n’y a même pas de corrélation systématique entre l’appartenance ethnique et l’activité économique ou le mode de vie. On peut être dogon et posséder des bêtes, ou peul et agriculteur sédentaire. Et, comme le montre Giovanni Zanoletti, dans un même troupeau, il y a des bœufs qui appartiennent à des nomades, à des agriculteurs, à des fonctionnaires, à des commerçants… et aussi à des djihadistes ou à des trafiquants. Au fond, le troupeau est le vrai lieu, sinon de la réconciliation, du moins de la conciliation nationale !

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