Le 19 mai à Khartoum, les Soudanais toujours mobilisés pour s’assurer que la transition ne se fera pas sans eux. / MOHAMED EL-SHAHED/AFP

Il apparaît désormais si proche, ce pas, ce petit saut, qui fera entrer le Soudan dans l’ère post-Omar Al-Bachir. L’ex-président a été renversé le 11 avril sous la pression de la rue mais aussi parce que certains généraux ont saisi l’occasion de le déposer. Depuis, son pays est dans l’attente d’un accord entre civils et militaires pour gérer la suite, c’est-à-dire entrer dans une période de transition. Après, seulement, des élections pourront être organisées.

On ne change pas un pays qui sort de trente ans de dictature islamo-militaire en un claquement de doigts, mais il faut bien commencer quelque part et, à Khartoum, la signature de cet accord, fixant les conditions d’une transition de trois ans, apparaît comme un incontournable début, incarnant le désir de ceux qui ont espéré voir advenir une ère nouvelle dont serait exclue l’ex-formation d’Al-Bachir, le Parti du Congrès national (NCP).

Au cœur de la capitale, chacun veut croire à l’imminence de ce premier succès de la « révolution » dans ce gigantesque festival à ciel ouvert installé devant le complexe militaire qu’est le « sit-in », vitrine géante d’un Soudan démocratique. Après la phase de tensions en début de semaine, où des éléments armés ont tiré sur les barricades des manifestants, les négociations ont repris dimanche soir entre militaires et civils. Dans quelques heures, tous pourraient parvenir à un accord de partage du pouvoir, qui scellerait la fin de la première phase ouverte avec le renversement d’Omar Al-Bachir en avril, à quelques semaines de la célébration de son propre coup d’Etat, en juin 1989.

« Sur le fil du rasoir »

Comme il se doit, c’est dans les détails que résident les ultimes blocages avant le passage d’une telle ligne. Lundi 20 mai, comme la veille, sur le coup de 21 heures, les deux parties vont se réunir à nouveau. D’un côté les représentants du Conseil militaire de transition (TMC), qui a techniquement pris le pouvoir le 11 avril, au terme de ce qui a été un coup d’Etat mené par des généraux, mais sur lesquels s’exercent des pressions pour qu’ils transmettent en partie leurs responsabilités aux civils, les représentants des Forces pour la liberté et le changement (FFC).

Des détails gênent encore. Rien n’est grave, tout peut le devenir. « Il y a plusieurs scénarios, et il est vraisemblable qu’on va parvenir à un accord, mais il ne faut pas se voiler la face, tout peut déraper. On est sur le fil du rasoir », avertit Rashid Saeed Yacoub, l’un des porte-parole chargés des affaires politiques de l’Association des professionnels du Soudan (SPA), l’organisation qui avait préparé le mouvement de contestation dans la clandestinité, a assuré sa survie durant trois mois de répression brutale, avant de jouer, au sein d’une vaste coalition – les FFC –, un rôle moteur pour la suite.

Du fait de leur grande diversité (professeurs, étudiants, associations professionnelles, communistes baathistes, groupes armés, partis politiques traditionnels comme l’Umma, etc.), les FCC comptent de dangereuses divisions. Mais, comme l’explique une source de l’équipe discrète qui conduit des négociations entre les deux camps, « il fallait bien dissimuler le fait que, au sein des FCC, ce sont les responsables de la SPA qui comptent, et c’est aussi pour cela qu’ils s’efforcent de ne pas apparaître de façon publique, mais se retranchent derrière leurs porte-parole ».

Maîtres psychologiques

Ces derniers jours, c’est encore le SPA qui était à la manœuvre pour préparer le terrain d’un accord avec les militaires. Alors que la situation était bloquée, les organisateurs du « sit-in » ont joué de la pression en maîtres psychologiques, étendant le périmètre des barrages dans Khartoum jusqu’à bloquer l’artère qui longe le Nil, Nile Street, faisant de leur cité contestataire un immense quadrilatère au beau milieu de la capitale, allant du quartier général de l’armée au fleuve, avec leur bastion de l’université au beau milieu, et poussant ses zones de contrôles au-delà du Nil jusqu’à Bahri (Khartoum Nord), et à Omdourman.

Les tirs d’éléments en uniforme juchés sur des pick-up ont fait craindre un dérapage qui annoncerait la fin de l’espoir d’une transition civile, mais au prix d’un bain de sang. Or, ce bain de sang, nul ne semble vouloir en assumer le prix. « Pour écraser le sit-in, les militaires devraient tuer un nombre important de gens, ce n’est plus possible. C’est la raison pour laquelle il faut trouver un accord », analyse Rashid Saeed Yacoub, avant de conclure : « On a donc décidé de diminuer le nombre de nos barricades. En trois heures, tout était démantelé sur Nile Street. » Démonstration de cohésion du groupe des civils, malgré ses divisions.

Les auteurs des tirs étaient sans doute des éléments de la Force de soutien rapide (RSF) du général Mohamed Hamdan Dogolo « Hemetti ». Depuis, on présente une poignée d’individus comme les auteurs de ces actes, nul ne prête attention à cette manœuvre : les pick-up de la RSF, ces dernières semaines, contrôlaient tout Khartoum. Désormais, ils doivent céder la place à la force de la police (un nouveau chef a été placé à sa tête), afin de se faire plus discrets. Mais, avec leurs brassées de lance-roquettes attachés sur les côtés, les canons sans recul ou les 14.5 montés à l’arrière, près des bidons de 200 litres d’essence, les tapis pour coucher les combattants de chaque véhicule en brousse, ces forces venues du Darfour et des zones frontalières sont facilement reconnaissables. Entre les combattants du RSF qui, certes, ont été versés dans l’armée, mais demeurent loyaux à leur chef, le général Hemetti, et les manifestants, il y a eu des tensions qui ont abouti à six morts, un bilan qui aurait pu s’alourdir.

Pourtant, en secret, le groupe des civils considère Hemetti comme « un allié » face aux militaires, selon une source de cette mouvance. Ce dernier joue sa partie, et les civils n’ont à ce stade pas d’autre moyen de contrecarrer l’influence de l’armée en se prémunissant d’un retour des milices du NCP, ou certains éléments des services secrets proches de la galaxie islamiste. « Si on n’arrive à rien, on s’engagera sur la voie d’une grève générale, mais à tout prendre, nous préférons un mauvais accord à pas d’accord, ce qui serait la porte ouverte à des affrontements », affirme Rashid Saeed Yacoub.

Alors, ces jours derniers, il a fallu instaurer aussi une désescalade côté manifestants. « On a tout fait pour calmer les esprits, assure une source au sein du SPA. Un comité mixte avec les militaires a été créé ; au sit-in, on a mis plus de chanteurs sur les scènes, et fait descendre d’un cran tous les discours politiques. »

« Chacun aurait un avantage »

A présent, chacun attend de voir se conclure un accord, grâce à la résolution du point de litige principal : la constitution du conseil de souveraineté. L’idée d’une telle structure, destinée à être placée à la tête de la transition mais privée de pouvoirs exécutifs, n’est pas nouvelle : elle est au cœur du projet du SPA depuis le début. Mais il faut à présent s’accorder sur sa composition exacte.

Le TMC, lorsqu’il s’est constitué le 11 avril pour s’emparer du pouvoir, était composé au départ de dix membres. Trois d’entre eux ont été contraints à la démission – y compris le premier responsable des affaires politiques –, parce qu’ils étaient trop liés à l’ancien pouvoir. Sur les sept restant, quatre sont proches des islamistes, dont le chef de l’armée de l’air. Trois autres, dont le chef du TMC, le général Al-Burhane, sont indépendants de cette tendance proche de la branche soudanaise des Frères musulmans. Si les généraux sont au nombre de sept, les civils veulent obtenir la majorité. Ils proposent donc que l’organe suprême qui présidera la transition pendant trois ans (les deux parties se sont accordées déjà sur cette durée) pourrait compter quinze membres : sept militaires, huit civils.

Qui, alors, présiderait cet organe ? C’est encore un sujet de débat. Un membre de l’équipe de médiation soudanaise estime qu’il est possible de concéder que le général Burhane dirige le conseil de souveraineté, à condition d’abandonner la majorité aux civils, « ainsi, chacun aurait un avantage, ce qui est plus stable que l’idée d’opérer une présidence tournante ».

Ensuite, en cascade, seraient nommés les membres du conseil des ministres et un chef de gouvernement serait désigné ou élu, selon une procédure qui ne fait pas encore tout à fait l’unanimité. Certaines sources affirment que le premier ministre devra être nommé par le conseil suprême. En revanche, il est acquis que le gouvernement sera dirigé par un civil, issu de la galaxie des FDC, et que deux ministères y seront réservés aux militaires : celui de l’intérieur et celui de la défense.