L’historien François Icher a notamment publié Les Compagnons du tour de France (La Martinière, 2010) et Les Œuvriers des cathédrales (La Martinière, 2012),

Qui étaient les ouvriers qualifiés, les artisans – charpentiers, tailleurs, couvreurs… – qui ont construit Notre-Dame et les grands édifices gothiques ?

Dans l’esprit du grand public, la construction des cathédrales gothiques est souvent limitée à un nombre restreint de métiers, au premier rang desquels figurent ceux de la pierre. S’il est évident que les maçons, tailleurs de pierre et autres imagiers (sculpteurs) sont associés très légitimement à la cathédrale, il convient de ne pas oublier de nombreux métiers qui, eux aussi, ont contribué.

L’incendie de Notre-Dame a mis en lumière la place importante que tiennent les charpentiers, auteurs de la fameuse « forêt », les couvreurs et autres plombiers, mais aussi les verriers, avec les magnifiques vitraux et rosaces. Citons également les morteliers, sans lesquels les pierres ne peuvent être jointes les unes aux autres ; les plâtriers, pour lisser murs et voûtes ; les peintres imagiers, pour rehausser de couleur sculptures et bas-reliefs…

En fait, il suffit de consulter les livres de comptes des fabriques, ces organismes chargés du financement et du suivi du chantier, pour découvrir un nombre insoupçonné de métiers que la ville ou l’évêque doivent payer. Apparaissent alors les invisibles, tels les terrassiers et les fondeurs de cloche, situés aux deux bornes chronologiques de la cathédrale. Parmi les autres « oubliés », on compte les marbriers, les briquetiers, les huissiers, les cloutiers, les charrons, les selliers, les drapiers et bien d’autres encore, jusqu’aux métiers de bouche, eux aussi associés à des degrés divers, des dizaines de corps d’état différents. On comprend alors mieux l’impact économique du chantier cathédral dans la ville médiévale.

Comment ces corps de métier étaient-ils organisés  ?

Les principaux corps présents sur le chantier cathédral peuvent être distingués selon un premier critère : les itinérants et les sédentaires. Les premiers regroupent les métiers qui requièrent une expertise que seul le voyage peut conférer (d’abord le maître d’œuvre lui-même, mais aussi les imagiers, les verriers, etc.). Les sédentaires désignent, outre les manœuvres – des jeunes de la ville qui apportent la force de leurs bras –, les artisans travaillant et résidant en ville. Leur expertise est moindre, car ils n’ont pas voyagé.

Rappelons enfin que tous les métiers cathédraux sont rémunérés par la fabrique. Ici réside l’autre critère de distinction entre hauts et bas métiers. Parmi les mieux payés, outre le maître d’œuvre, qui bénéficie d’un contrat spécifique, figurent les imagiers ou les verriers, particulièrement recherchés au regard de leur expertise et de la rareté des talents disponibles. Un dernier critère permet de mieux comprendre pourquoi, aujourd’hui encore, la mémoire collective ne retient que peu de métiers cathédraux : les pictores (peintres), qui illustrent le chantier des cathédrales à travers miniatures, enluminures et tableaux, ne représentent que les métiers observables sur le chantier – maçons, tailleurs de pierre, morteliers… Les autres, plus discrets ou éloignés du chantier, deviennent ainsi invisibles et leur mémoire s’estompe au fil du temps.

Comment les savoir-faire se sont-ils transmis ?

Les savoirs se transmettent d’abord en loge, ces constructions de bois et de pierre qui sont adossées au chantier cathédral. Là, la geste professionnelle est transmise aux plus jeunes, qui vont ensuite développer leurs connaissances et leurs compétences en se heurtant à la réalité du chantier. On peut parler d’une première forme d’alternance entre la loge, lieu d’apprentissage et de perfectionnement, et le chantier cathédral lui-même, lieu d’application du savoir acquis.

Un triptyque, cher aux corporations médiévales, régit cette transmission des savoirs entre trois états correspondant à trois statuts : apprenti, compagnon et maître. Ajoutons à cela la plus-value du voyage et vous comprendrez alors comment, de loge en loge et chantier après chantier, les bâtisseurs de cathédrales se sont transmis leur métier.

Les compagnons d’aujourd’hui sont-ils les héritiers des premiers bâtisseurs ?

L’imaginaire se plaît à cultiver cette image des compagnons du tour de France héritiers directs des bâtisseurs de cathédrales. La réalité est plus complexe, même si le lien entre ces deux univers peut effectivement être établi, ne serait-ce que par le voyage formateur et la fraternité de métier, caractéristiques des bâtisseurs d’hier et des compagnons d’aujourd’hui.

Le compagnonnage est d’abord issu d’une contestation du modèle corporatif, ce dernier n’encourageant pas le voyage et n’offrant qu’à une minorité de compagnons l’espoir de pouvoir devenir maîtres un jour.

Si le compagnonnage puise ses sources et forge son identité à l’ombre des cathédrales, son origine dépasse cependant le cadre unique des métiers cathédraux pour concerner un nombre important de métiers éloignés de l’art de bâtir, à l’image des cordonniers. Mais les compagnons charpentiers, tailleurs de pierre, sculpteurs, maçons, couvreurs, plombiers du XXIe siècle peuvent légitimement s’inscrire dans l’héritage et l’esprit des bâtisseurs de cathédrales, qu’ils n’hésitent d’ailleurs pas à appeler leurs « frères en devoir ».