Des téléphones Huawei lors d’une conférence de presse à Tokyo, le 21 mai. / REN ONUMA / AP

Les Etats-Unis ont annoncé coup sur coup ces derniers jours une série de sanctions très fortes visant le constructeur chinois Huawei, spécialisé dans la fabrication de téléphones et d’équipements télécom. Les entreprises américaines ne peuvent désormais plus collaborer avec le géant chinois, et Google a annoncé qu’il ne fournirait plus son système d’exploitation Android au constructeur, à l’issue d’un sursis de trois mois accordé mardi 21 mai à l’entreprise chinoise.

  • De quoi est soupçonné Huawei ?

Le cœur des accusations porte sur les équipements permettant de déployer aux Etats-Unis le réseau de données sans fil 5G, la prochaine génération dotée d’un débit très supérieur à l’actuelle 4G. Les services de renseignement américains soupçonnent Huawei, qu’ils accusent par ailleurs d’être financé par les services de sécurité chinois, de vouloir installer des outils de surveillance électronique directement au cœur de ces équipements. Ces soupçons sont loin d’être nouveaux : ils sont avancés par les services de renseignement américains depuis le début des années 2010.

Par ailleurs, les services de sécurité américains ont très fortement déconseillé, fin 2018, l’achat de téléphones du constructeur, mais aussi ceux de son concurrent chinois ZTE. Les six principales agences du pays, dont le FBI et la CIA, ont estimé lors d’une audition au Sénat que ces téléphones pouvaient « fournir la capacité de modifier ou de voler des informations (…) et de conduire des campagnes indétectables d’espionnage ». L’utilisation des téléphones de Huawei et d’autres constructeurs chinois est interdite pour les employés d’agences fédérales américains.

  • Les Etats-Unis ont-ils présenté des preuves de leurs accusations ?

Pas directement. Mais les Etats-Unis s’appuient notamment sur plusieurs enquêtes en cours, dans plusieurs pays, et parfois lancées sur la foi d’informations fournies par les services d’enquête américains. Mi-janvier, une enquête pour espionnage industriel a été ouverte aux Etats-Unis contre Huawei, accusé notamment d’avoir dérobé des technologies du géant T-Mobile. Quelques jours auparavant, un cadre de la filiale polonaise de Huawei avait été arrêté pour espionnage, ainsi qu’un un ancien officier polonais de la sécurité intérieure, conseiller de la filiale locale d’Orange. Ils sont soupçonnés d’avoir agi « pour le compte des services chinois et au détriment de la Pologne ». Selon la presse néerlandaise, les services de renseignement des Pays-Bas ont également ouvert une enquête administrative pour déterminer si les produits de Huawei étaient utilisés à des fins de surveillance ou d’espionnage.

D’autres procédures, qui ne sont pas directement liées aux soupçons d’espionnage, visent des cadres de l’entreprise : fin 2018, Meng Wanzhou, la directrice financière de Huawei et fille du fondateur de l’entreprise, a été arrêtée au Canada à la demande des Etats-Unis, dans un dossier visant le non-respect présumé par le groupe des embargos commerciaux contre la Corée du Nord et l’Iran. Mme Wanzhou a été remise en liberté quelques jours plus tard.

  • Que dit Huawei ?

L’entreprise a nié, à plusieurs reprises, participer à des opérations d’espionnage, qu’elles soient technologiques ou politiques. Elle a licencié son salarié en Pologne accusé d’espionnage, et conteste devant les tribunaux américains la légalité de l’interdiction faite aux employés fédéraux d’utiliser ses téléphones.

Plus généralement, la firme estime que les accusations et les mesures prises par le gouvernement américain et Google sont exclusivement la conséquence d’une guerre commerciale, décidée par les Etats-Unis de longue date. « [Ces mesures] sont à 100 % liées aux différends commerciaux, et nous nous attendions à quelque chose du genre », a déclaré le directeur de la branche britannique de l’entreprise. « L’an dernier, j’avais deviné que les Etats-Unis nous attaqueraient dans les deux ans, ce qui nous laissait largement le temps de nous préparer, mais l’arrestation de Meng Wanzhou [au Canada] nous a fait comprendre que la situation allait évoluer plus vite que prévu », a déclaré au Wall Street Journal Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, ancien ingénieur dans l’armée chinoise.

L’entreprise dit avoir cependant pu anticiper à la fois le stockage de composants et le développement de logiciels nécessaires en cas de blocus total par les Etats-Unis.

  • Les décisions américaines peuvent-elles s’expliquer uniquement par la guerre commerciale en cours ?

De nombreux commentateurs, à commencer par la presse économique américaine, ont largement souligné que le durcissement de ton des Etats-Unis envers Huawei coïncidait avec l’approche agressive du président Donald Trump envers la Chine sur les barrières douanières. Mais l’enjeu porte aussi sur la supériorité technologique : les constructeurs chinois et américains sont en concurrence directe dans plusieurs domaines clés, dont les puces informatiques des équipements télécom.

Si les mesures de l’administration Trump s’inscrivent clairement dans le cadre plus vaste de la guerre commerciale en cours, et si les Etats-Unis n’ont présenté aucune preuve confondante de leurs accusations envers Huawei, il existe un consensus politique aux Etats-Unis pour souligner le danger potentiel que représentent les géants chinois des télécoms. Ce constat est largement partagé à l’étranger, mais d’autres pays estiment que la méfiance ne peut suffire à interdire les ventes d’un équipement.

  • Que disent les autres pays ?

Les grands pays occidentaux ne partagent pas tous complètement l’analyse des Etats-Unis, y compris parmi leurs plus proches alliés dans le domaine du renseignement. Si l’Australie, qui fait partie de l’alliance du renseignement « Five Eyes » (Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, Canada), a elle aussi interdit l’utilisation d’équipements chinois dans son réseau 5G (Huawei mais aussi ZTE), les trois autres membres de l’alliance se sont montrés plus prudents. Au Royaume-Uni, malgré les réserves de certains élus conservateurs et d’une partie de la communauté du renseignement, l’entreprise chinoise est toujours autorisée à fournir des éléments « non centraux » du futur réseau 5G du pays.

En France, les députés ont adopté une loi en avril qui soumet à autorisation l’utilisation de certains équipements télécom. Sans nommer spécifiquement Huawei, elle a été déposée alors que des discussions avaient été ammorcées entre SFR et le constucteur chinois pour la construction du réseau 5G Ile-de-France. Le texte doit encore être adopté par le Sénat.

  • Y a-t-il des précédents d’espionnage des réseaux télécom étrangers ?

Une campagne d’espionnage menée via des équipements réseau a été révélée en 2014, et concernait... les routeurs américains Cisco, utilisés par la NSA américaine pour ses opérations de surveillance du Web. Des documents de la NSA, révélés par le lanceur d’alerte Edward Snowden, montraient que l’agence de renseignement américaine avait utilisé pendant des années des failles de sécurité dans ces routeurs pour surveiller le trafic Internet, et avait même implanté des logiciels-espions dans certaines unités grâce à un processus complexe d’interception des livraisons de matériel.

En 2018, une enquête de Bloomberg avait affirmé que les services de renseignement chinois étaient parvenus à installer des puces dédiées à la surveillance au cœur de certains équipements utilisés par les plus grandes entreprises technologiques américaines. Les conclusions de l’article avaient été démenties avec véhémence par les entreprises concernées, dont Apple, qui avait expliqué à l’époque avoir conduit une enquête interne approfondie et n’avoir trouvé aucune trace des équipements décrits par l’article dans ses infrastructures.

Comment la 5G est devenue un enjeu géopolitique
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