LA LISTE DE LA MATINALE

Un monologue déchirant sur l’expérience de la folie, une vengeance implacable dans les Appalaches sur fond d’alcool de contrebande, les relations complexes entre une fille et sa mère : nos lectures de la semaine prennent aux tripes. A découvrir aussi, le deuxième tome des Mémoires de David Lodge et un essai sur l’histoire de la pensée économique.

RÉCIT. « La Mezzanine », d’Anne-Marie Albiach

Publié sept ans après la mort d’Anne-Marie Albiach, figure marquante de la poésie contemporaine, La Mezzanine est un mystérieux objet littéraire. Etait-il d’abord destiné à être lu ? On peut se poser la question car Anne-Marie Albiach l’avait retiré de ses œuvres complètes (Cinq le Chœur. 1966-2012, Flammarion, 2014). Cependant, elle avait pris soin d’en confier les trois cahiers manuscrits à Claude Royet-Journoud, poète qui fut aussi son compagnon et qui décida de publier l’ouvrage.

Lire un livre qui aurait pu ne pas voir le jour donne au lecteur la sensation excitante d’y entrer par effraction. Ecrit d’une seule traite à l’automne 1982, au stylo-bille et aux feutres noir, bleu et rouge, ce récit est un monologue déchirant, pour plusieurs voix. Comme une partition. Des circonstances biographiques (l’hospitalisation de l’auteure à Sainte-Anne, à Paris) sont à l’origine du texte, mais il ne s’agit pas d’un journal intime.

Porosité entre l’imaginaire et le réel, la littérature et la vie, l’expérience traumatique que traverse l’auteure est l’occasion risquée d’explorer ces zones de turbulences où tout vient à se mélanger. La Mezzanine est un grand livre qui ne cherche aucun apaisement « dans le petit bonheur du plaisir esthétique », comme l’écrivait Maurice Blanchot. Une fois sa lecture terminée, sa résonance demeure aussi inquiétante que joyeuse. Amaury da Cunha

« La Mezzanine. Le dernier récit de Catarina Quia », d’Anne-Marie Albiach, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 274 p., 22 €. / SEUIL

ROMAN. « Les Dieux de Howl Mountain », de Taylor Brown

Passés quelques jours, ce qui reste d’un bon livre, ce sont des silhouettes qui s’éloignent sans disparaître. Celles des Dieux de Howl Mountain, de Taylor Brown, resteront vivaces : Rory, jeune homme de 22 ans, chapeau élimé sur la tête, jambe de bois héritée de la guerre de Corée ; Bonni, sa mère, qui végète dans un hôpital psychiatrique ; Ma, la grand-mère, assise dans un rocking-chair, fusil posé sur les genoux. Trois générations liées par l’amour et la perte, en 1952, dans les montagnes de Caroline du Nord sur fond de vengeance et d’alcool de contrebande. Tous ont perdu quelque chose d’irrémédiable, une part de leur intégrité. Chacun, marqué par les épreuves, garde en lui le secret de l’horreur et de la beauté du monde.

Il y a, chez Taylor Brown, une déglingue ripolinée au « gothique sudiste » : des bouteilles de verre accrochées aux branchages afin de capturer les démons, des cérémonies religieuses dans une station-service désaffectée, pendant lesquelles circule un noir crotale au venin mortel. Ou encore un prédicateur à œil de verre et au passé de bandit. En ces terres, tout est frelaté ou trafiqué : le bourbon, les forces de l’ordre, les moteurs de voiture. Il y a aussi des âmes tendres, les yeux verts de la fille d’un pasteur, les dessins d’une mère, la rugueuse affection de Ma, silhouette désormais gravée dans la mémoire. Macha Séry

« Les Dieux de Howl Mountain » (Gods of Howl Mountain), de Taylor Brown, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Boscq, Albin Michel, « Terres d’Amérique », 384 p., 21,90 €. / ALBIN MICHEL

MÉMOIRES. « La Chance de l’écrivain », de David Lodge

Après avoir passé en revue les quatre premières décennies de sa vie dans Né au bon moment (Rivages, 2016), l’écrivain britannique David Lodge quitte les rives de la jeunesse pour aborder « les eaux médianes de son existence ». Soit les quinze années, de 1976 à 1991, au cours desquelles il publie en Grande-Bretagne Un tout petit monde, Jeu de société ou encore Nouvelles du paradis, que l’on découvrira en France dans les années 1990 et qui le rendront célèbre.

Une grande partie du livre constitue un tableau fouillé des cercles littéraires britanniques, évoqués avec une profusion de noms et d’anecdotes qui lassera peut-être un lecteur français – mais qui, aux yeux de Lodge, contribue à donner à son livre « une valeur documentaire ».

Le plus intéressant est la façon dont il explique comment ses romans ont été conçus, ses modèles de personnages, sans oublier les doutes ou les frustrations. Ecrire, c’est prendre le risque d’échouer tout en se disant que cet échec en vaudra la peine, laisse-t-il entendre. Ce qui ne l’empêche pas de s’estimer heureux d’avoir « atteint sa vitesse de croisière de romancier » dans un contexte extrêmement propice à la fiction littéraire.

Aujourd’hui, David Lodge travaille au dernier tome de ses Mémoires, qui abordera des thèmes plus intimes – relations familiales, vieillissement, mort – et ne devrait pas être le moins intéressant de la trilogie. Florence Noiville

« La Chance de l’écrivain » (Writer’s Luck. A Memoir : 1976-1991), de David Lodge, traduit de l’anglais par Yvonne et Maurice Couturier, Rivages, 600 p., 24 €. / RIVAGES

RÉCIT. « Nos vies consumées », de Janet Hobhouse

Publié deux ans après la mort, en 1991, à 42 ans, de Janet Hobhouse, ce roman a pour titre originel The Furies, « les furies ». C’est bien une force mythologique aussi acharnée que les Erinyes qui semble poursuivre Helen, la narratrice et évident alter ego de l’auteure, ainsi que les femmes de sa famille, et les accabler de sa « poisse ». Le télescopage entre ce recours ponctuel à un vocabulaire teinté de goguenardise et la dimension tragique des événements relatés n’est pas le moindre des charmes de Nos vies consumées, puisque tel est le beau titre français finalement choisi pour ce récit qui raconte des histoires assez terribles sans en faire toute une affaire.

Il s’ouvre comme un roman d’apprentissage classique, évoquant la généalogie familiale à partir de vieilles photos montrant un digne clan bourgeois, pour bifurquer vers quelque chose de plus étonnant, tout comme semblent dérailler les destins individuels deux générations au-dessus d’Helen. Nos vies consumées retrace essentiellement la vie de cette dernière (son lien complexe avec sa mère, Bett, à la beauté aussi légendaire que sa difficulté à se débrouiller avec la vie ; ses rapports avec les hommes à partir de son arrivée à la fac d’Oxford ; son oscillation entre la volonté de tracer son chemin seule et la tentation de reproduire d’anciens schémas), mais il s’impose comme un texte superbe, émouvant et souvent drôle, sur la condition féminine, et sur ce qu’il en coûte de choisir la liberté. Raphaëlle Leyris

« Nos vies consumées » (The Furies), de Janet Hobhouse, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anouk Neuhoff, Rue Fromentin, 368 p., 23 €. / RUE FROMENTIN

ESSAI. « La Science de la richesse », de Jacques Mistral

L’histoire de la discipline que Jacques Mistral nomme « l’économique », terme qu’il préfère à « science économique », commence dès lors que quelques philosophes, il y a quatre siècles, ont voulu s’affranchir des explications dogmatiques supra-humaines : c’est la naissance de « l’autonomie » et de la « raison pratique ». Car, et c’est la thèse majeure du livre, le développement de la pensée économique est inextricablement lié à celui de la philosophie morale et politique.

C’est à cette aune que Jacques Mistral propose une relecture des classiques, d’Antoine de Montchrestien (1575-1621) à Milton Friedman (1912-2006). Chemin faisant, l’économiste veut convaincre son lecteur de dépasser les excommunications réciproques entre libéraux et marxistes, utilitaristes et keynésiens, en montrant comment chacun a, aussi bien, fait franchir d’immenses pas à l’analyse économique et échoué à fournir des principes d’explication et d’action valables en tout temps et tous lieux.

Pour lui, l’heure est venue de réconcilier l’analyse économique avec un projet politique émancipateur, comme Keynes avait su le faire, afin d’affronter les trois grands défis du XXIe siècle : remettre l’économie au service de l’intérêt général ; dépasser les mécanismes de distribution inégale des richesses ; enfin, face à l’incertitude écologique et économique, reconstruire démocratiquement « un horizon d’attentes collectif qui donne sens à la trajectoire de la société comme des individus ». Antoine Reverchon

« La Science de la richesse. Essai sur la construction de la pensée économique », de Jacques Mistral, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 478 p., 24,50 €. / GALLIMARD