« Emplois décents et lien social ». Quoi de commun entre une Ethiopienne employée dans l’une des usines textiles de son pays, payée 23 euros mensuels à confectionner des vêtements pour les grandes marques occidentales, et le livreur à vélo qui sillonne Paris, Londres ou New York pour quelques euros, au péril de sa vie ? Entre la jeune Malgache qui trime vingt heures par jour chez un propriétaire aisé, avec à peine de quoi subvenir à ses besoins, et l’ouvrier du bâtiment grec qui fait des chantiers au noir pour « arranger » son patron ? Aux yeux de l’Organisation internationale du travail (OIT), aucun d’eux n’occupe ce qu’il est convenu d’appeler un « travail décent ». Un travail digne, convenablement rémunéré, qui s’exerce dans de bonnes conditions de sécurité et qui procure un minimum de protection sociale pour le travailleur et sa famille. Un travail qui laisse la possibilité d’entrevoir un avenir meilleur.

Raison pour laquelle l’OIT et l’Agence française de développement (AFD) organisent le 24 mai, à Paris, la conférence « Emplois décents et lien social : un enjeu démocratique mondial », dont Le Monde est partenaire.

A l’échelle mondiale, outre la lutte contre le chômage, l’enjeu est aujourd’hui de défendre la possibilité pour chacun d’accéder à un travail décent, un concept élaboré il y a une quinzaine d’années par l’OIT, dans le sillage de la crise économique et financière de 2008. « En 2015, au cours de l’assemblée générale, les Nations unies ont inscrit le travail décent comme un facteur de développement et non comme une résultante », rappelle Cyril Cosme, directeur de l’OIT pour la France.

80 % des entreprises sont informelles

Et l’enjeu est de taille. Selon les chiffres de l’OIT, 50 % de la main-d’œuvre mondiale (2,5 milliards de personnes) exerce des activités de production dans le secteur informel. Une proportion déjà considérable, qui monte à neuf personnes sur dix dans les pays à revenu faible, contre deux sur dix dans les pays développés. « 80 % des entreprises du monde sont informelles, ce qui recouvre l’économie non déclarée ou non couverte par la loi comme le travail domestique. Il se peut aussi que la loi existe mais ne protège pas, car elle n’est pas appliquée, précise Philippe Marcadent, coordinateur des travaux sur le travail informel à l’OIT. On est donc, au bout du compte, sur la très grande majorité des travailleurs : au fond, c’est plutôt l’emploi formel qui fait exception. »

Les secteurs les plus touchés par le travail informel sont aussi ceux qui font largement vivre les pays en développement : l’agriculture et la pêche, premier secteur créateur d’emplois dans le monde, qui relève de conditions très précaires ; l’exploitation des ressources naturelles telles que le cacao et le tabac, le textile, l’habillement… Des secteurs où bien souvent le travail ne protège pas de la pauvreté et de l’insécurité : en 2015, selon les chiffres des Nations unies, 2,2 milliards de personnes vivaient avec moins de 2 dollars par jour, dont 780 millions occupaient pourtant un emploi ; en 2018, toutes les quinze secondes, une personne mourait, quelque part dans le monde, d’un accident ou d’une maladie liés au travail ; plus de 45 % des travailleurs domestiques dans le monde n’ont aucun jour de congé (OIT 2013) ; neuf travailleurs sur dix en Afrique subsaharienne n’ont aucune protection sociale (AFD 2018)…

Ce serait pourtant une erreur de croire que la question ne touche que les pays les plus pauvres. La notion de légalité ne suffit pas pour qu’un emploi puisse être qualifié de « décent ». « En Grèce, par exemple, environ 35 % du travail n’est pas déclaré, mais il s’exerce souvent dans des entreprises qui, elles, sont déclarées », explicite Philippe Marcadent. Par ailleurs, les pays les plus riches favorisent ou entretiennent à leur manière le fléau à travers leurs chaînes d’approvisionnement, qu’il s’agisse de textile, de minerai, de cacao ou d’autres matières premières.

« Accroître les protections »

C’est justement la diversité des situations et des formes de travail qui rend complexe la question du travail décent. Si le travail au noir, en Europe par exemple, peut être contrôlé et sanctionné par des structures adéquates, telles que les services d’inspection du travail, « en Afrique, pour les travailleurs des rues, cela ne servirait strictement à rien, souligne Philippe Marcadent. La ligne fondamentale est d’accroître les protections ; si certaines personnes ne vont jamais entrer dans un travail formel, on peut néanmoins essayer d’obtenir des conditions de travail meilleures, la base étant une protection sociale pour tous ».

Agir en faveur de l’emploi décent implique donc d’appréhender les situations de manière différente selon les pays, les situations personnelles et les parcours des individus, les secteurs concernés… L’OIT mène en partenariat avec l’Agence française de développement (AFD) et d’autres institutions de nombreuses actions sur le terrain, à la fois pour faciliter l’accès d’un maximum de personnes à l’emploi salarié ou à l’autoemploi, pour accompagner les personnes en renforçant l’employabilité à travers la formation ou la qualification. Récemment, dans un camp de réfugiés syriens installé en Jordanie, l’OIT, en lien avec l’Union européenne, a organisé un « marché de l’emploi » entre les entreprises locales et les hommes et les femmes du camp, pour leur permettre de trouver un travail rémunéré et améliorer leurs conditions de vie. Autre exemple, totalement différent : un projet mené à Madagascar. Il s’agissait de détecter les situations de servitude des enfants, pour les inciter à faire évoluer leur condition. Finalement, 200 enfants sont entrés en formation et 2 500 ont quitté leur « emploi ». Peu, au regard du nombre d’enfants concernés par le travail forcé dans le pays, estimé à 2 millions,mais qui peut favoriser une prise de conscience collective.

Ce dossier est réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’AFD.

« Emplois décents et lien social »

La conférence « Emplois décents et lien social : un enjeu démocratique mondial », organisée par l’Agence française de développement (AFD) et l’Organisation internationale du travail (OIT), dont Le Monde est partenaire, se déroulera le 24 mai, à Vivacity, 155, rue de Bercy, Paris (12e).

9 h Discours d’ouverture. Rémy Rioux, DG de l’AFD ; Moussa Oumarou, DGA du Bureau international du travail (BIT).

9 h 30 « Points de vue sur l’avenir du travail », avec Anousheh Karvar, déléguée du gouvernement français au conseil d’administration de l’OIT.

10 h 30 « Emplois décents et mondialisation. Comment promouvoir des chaînes d’approvisionnement responsables ? », avec Vic van Vuuren, directeur du département des entreprises du BIT.

11 h 45 « L’égalité professionnelle : comment favoriser l’accès des femmes aux opportunités économiques ? », avec Shauna Olney, chef du service genre du BIT.

14 h « Les facettes de l’informalité : quels leviers pour protéger les travailleurs et développer l’emploi ? », avec François Roubaud, directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement.

15h45 « Le climat et la transition juste : comment protéger le travail ? », avec Gaël Giraud, chef économiste de l’AFD.

17h Clôture. Laurence Breton-Moyet, directrice exécutive de la stratégie, des partenariats et de la communication (AFD), et Cyril Cosme, directeur du bureau de l’OIT.