Manifestation à Khartoum, capitale du Soudan, le 22 mai. / MOHAMED NURELDIN ABDALLAH / REUTERS

Pour se retrouver dans la rue avec leurs feuilles A4 tout droit sorties de l’imprimante du bureau, ils n’ont pas eu à aller bien loin. Et ce qu’ils demandent, sur ces feuilles, ne semble pas, non plus, si lointain ou inatteignable. « Tout le pouvoir au civil, que les militaires s’en aillent, sinon, ce sera la grève générale », ne peut s’empêcher de scander Rasha Okud, une employée de banque qui pourrait être la mère des jeunes qui passent dans la rue à pied ou à moto et reprennent les mots en cœur.

En début d’après-midi, malgré le soleil qui tape, ils et elles ont quitté leur guichet, leur bureau, leurs activités à l’agence de l’Export Development Bank du centre de Khartoum. Ils sont là, sur l’avenue Jamhuriya, avec leurs badges d’identification bleus, des chemises blanches bien repassées, cravates nouées, des robes bien longues.

Il y a un militaire qui traverse Jamhuriya avec une bouteille d’eau, justement. Enfin un membre de la Force de soutien rapide (RSF) du général Hemetti, qui tiennent la ville. On crie à l’homme en tenue de camouflage désert de rejoindre la manifestation, il s’éclipse au coin de rue voisin, sous des arches, où sont stationnés les pick-up surmontés de mitrailleuses.

« Les civils au pouvoir ! »

La manifestation des cols blancs ne s’arrête pas pour autant et s’étend à présent sur la chaussée, perturbant un peu plus la circulation. Mais c’est comme les soirs de victoire au football : tout le monde, en fait, veut en être. Les automobilistes ou les chauffeurs de bus klaxonnent en rythme : « Les civils au pouvoir ! Les civils au pouvoir ! »

Dans une rue avoisinante, d’autres employés de bureau sont descendus avec un tambour. Plus loin, au siège d’El Nefeidi, une grosse entreprise de logistique, tout le monde est dehors aussi. Ils se sont fait confectionner des casquettes assorties. Hommes et femmes. Il fait chaud, c’est le ramadan, les RSF plantés à deux pas les regardent de travers. Il en faudrait plus pour les effrayer.

L’un des cadres de la société, Ali Babiker, raconte en rafales sa vie d’avant, son arrestation en 1999 quand il était étudiant, les tortures dont il ne s’est jamais remis, sa vie depuis d’employé sans histoire, mais gardant toujours une infernale peur au ventre, mangé d’angoisse et de cauchemars en songeant aux semaines de torture vingt ans plus tôt. « Je ne m’en suis jamais remis, et je suis là, parce que je voudrais que plus personne ne subisse cela au Soudan. » Il a les larmes qui montent aux yeux et semblent aussi noyer sa gorge, sa voix s’altère pour conclure : « Moi, on ne pourra jamais me rendre ce qu’on m’a pris. Mais je suis là pour mon peuple, mon cher pays. »

Eviter un phénomène de récupération

Le Soudan traverse le moment délicat d’un processus politique entamé avec les manifestations (depuis décembre 2018) qui ont conduit, dans une ultime escalade début avril, au renversement d’Omar Al-Bachir. Le général était arrivé au pouvoir en juin 1989. Le 11 avril, il a été renversé par des généraux dans un processus complexe. S’agissait-il d’une tentative pour se débarrasser d’un chef attirant toute la foudre du pays comme un paratonnerre, pour mieux recycler les piliers du régime moins visibles ? Ceux qui ont mené la contestation, du côté des civils, sont déterminés à éviter ce phénomène de récupération. C’est pour cette raison, en fait, que des employés de bureau, des membres de dizaines de profession descendent aujourd’hui dans les rues de Khartoum.

Il reste encore à obtenir que le Conseil militaire de transition, qui a techniquement pris le pouvoir le 11 avril, signe un accord avec les représentants des civils, regroupés dans la vaste coalition des Forces pour la liberté et le changement, dont le noyau, en termes d’influence et de décisions, se trouve dans l’Association des professionnels soudanais – la SPA –, qui a encadré la contestation au fil des mois où les Soudanais ont défié, malgré la violence de la répression, les forces de sécurité.

Le SPA, les jours derniers, a menacé : si les négociations n’aboutissent pas à une forme de cession du pouvoir, une grève générale sera déclenchée. La dernière tentative de ce type, le 13 mars, avait été un échec. Mais à cette époque, le pouvoir semblait à peine vaciller, et la SPA ne devait qu’à ses structures clandestines de ne pas avoir été détruite par les services de sécurité. Pour casser la grève, les services de sécurité avaient du reste averti qu’ils s’en prendraient aux grévistes, notamment dans les organismes publics. Cette fois, la situation est toute différente. Alors que le pouvoir d’Omar Al-Bachir, de son parti (le NCP) et des organes de sécurité, dans les décennies précédentes, était arrivé à noyauter tous les syndicats, une floraison d’organisations professionnelles a lieu depuis le renversement du dictateur. Mercredi, dans un mouvement soigneusement dosé pour faire monter la tension, la SPA a commencé à rendre publiques des listes d’organisations syndicales prêtes à se joindre à une grève générale, accompagnée de mouvements de désobéissance civile.

Une coupure nette n’a pas eu lieu le 11 avril

En réalité, cet ensemble de mesures n’est qu’un ultime recours en cas de blocage persistant avec le groupe des militaires. Il n’est pas question de les voir s’effacer totalement du tableau, mais de trouver un accord pour administrer le conseil de souveraineté, l’organe suprême qui sera placé à la tête du Soudan au cours de trois années de transition. Les négociations ont achoppé sur le nombre de membres, et leur « origine », civile ou militaire, ainsi que sur la configuration de sa direction. Mais sur beaucoup d’autres points, des avancées ont été faites. La SPA a travaillé à organiser avec soin l’immense « sit-in » aux portes de l’espace des Forces armées soudanaises (SAF) où se trouvent bon nombre d’infrastructures de son commandement, et, non loin, le NISS, les services de renseignement qui étaient dirigés, jusqu’à sa démission récente, par Salah Gosh.

Ce dernier est en théorie en résidence surveillée. Or, plusieurs sources affirment qu’il se déplaçait encore récemment dans Khartoum. Des informations de presse le font même voyager en Egypte ou aux Etats-Unis, sans que ces déplacements aient été prouvés. Mais ce cas est emblématique : il indique qu’une coupure nette n’a pas eu lieu le 11 avril, lors du coup d’Etat qui a renversé Omar Al-Bachir. Des anciens du système occupent toujours des postes à responsabilité. C’est aussi contre cet état de fait que les membres de dizaines d’associations sont descendus dans la rue et sont déterminés à participer à une grève générale, demain, si la SPA en lance l’appel.

Dans la journée, la nouvelle de la démission d’un nouveau membre du TMC a été rendue publique. L’ex-chef des renseignements militaires était l’une des personnalités de cet organe lié aux mouvements islamistes. Depuis que la première « liste » du TMC a été créée, le 11 avril, avec à sa tête le général Ibn Auf, un certain nombre de responsables jugés « pro-islamistes » ont été écartés. Ibn Auf n’a duré que vingt-quatre heures, poussé dehors par l’homme qui s’avère être l’allié objectif des manifestants, même si ces derniers le redoutent : le général Mohamed Hamdan Dagolo « Hemetti », vice-président du TMC. Ce dernier a fait savoir qu’il ne tolérerait pas de désordre, et ces mots sonnent comme une menace pour les manifestants et les militants qui se réunissent, chaque jour, au « sit-in ». Ses pick-up sont déployés partout dans Khartoum, et contrôlent la ville. Samedi, Hemetti avait annoncé confier le soin de faire régner l’ordre à la police : depuis, à part quelques policiers faisant la circulation aux heures les plus embouteillées, et en dehors de quelques camions de la force centrale de réserve, une unité qui avait été très impliquée dans la répression des manifestations jusqu’en avril, la seule force visible, jusqu’aux portes de la présidence, au bord du Nil, et jusqu’aux portes du sit-in (les deux ne sont pas très éloignées), sont les RSF.