Une affiche de l’ANC pour les élections générales du 8 mai, à Hillcrest, près de Durban, en Afrique du Sud. / Rogan Ward / REUTERS

Shorts et claquettes, l’air méfiant, Joas et Tswaledi se passent un joint de marijuana et une bouteille de bière. Quelque part sur un trottoir de Seshego, un township du Limpopo, à 400 km au nord de Johannesburg, ils « tiennent le mur », comme de nouveaux autres jeunes sans emploi en Afrique du Sud. Sauf qu’eux ne sont ni désœuvrés, ni inemployés. De leur coin de rue stratégique, le duo veille sur les affaires politiques locales.

« J’ai récemment été élu président de la branche des jeunes de l’ANC », le Congrès national africain, annonce fièrement Joas, 24 ans. A ses côtés, Tswaledi, même âge, se présente comme son « conseiller en relations publiques ». Il exhibe même quelques égratignures sur son cou. Des « souvenirs de la campagne », lâche d’une voix grave celui qui n’a pas peur d’en venir aux mains pour permettre l’ascension du premier.

Amis d’enfance, les deux acolytes ont gravi ensemble les échelons : d’abord la présidence des élèves du lycée, ensuite le syndicat étudiant, et désormais les voilà au cœur du parti au pouvoir. Deux esprits ambitieux et avisés qui connaissent sur le bout des doigts les circuits de l’ANC du township.

Très implanté dans les zones rurales

La victoire du parti de Nelson Mandela aux élections générales du 8 mai s’explique sans doute en partie par l’aura qu’il conserve auprès des plus âgés des townships et des zones rurales. Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, la mémoire des années sombres du régime raciste est encore dans les esprits. Le parti au pouvoir a recueilli 71 % des voix dans les zones rurales, contre 51 % dans les zones urbaines. Les multiples scandales de corruption, la morosité économique et le taux de chômage élevé n’ont coûté que cinq points à l’ANC, qui a recueilli 57,5 % des suffrages contre 62 % en 2014 au niveau national.

Mais pour comprendre en profondeur comment l’ANC survit à l’usure du pouvoir dans une démocratie des plus dynamiques – 48 partis se sont présentés aux élections législatives, un record –, il faut aussi s’arrêter sur l’emprise qu’exerce le parti sur les coins les plus reculés du pays.

A Seshego, Joas habite face à la maison où le trublion de la gauche radicale, Julius Malema, a passé son enfance. « Personnellement, je préfère Julius. Mais en tant que membre de l’ANC, je suis obligé de voter pour le parti, j’ai signé », explique-t-il, comme à regret. Ancien chef incontrôlable de la ligue des jeunes de l’ANC, Julius Malema a fondé son parti en 2013, les Combattants pour la liberté économique (EFF pour Economic Freedom Fighters), après avoir été éjecté de l’ANC pour insubordination. Depuis, il séduit les jeunes noirs défavorisés en promettant de redistribuer la terre et les richesses et en s’attaquant régulièrement aux privilèges de la minorité blanche avec des discours des plus populistes.

« L’ANC aide d’abord ceux de l’ANC »

« Les EFF s’occupent vraiment des gens. Julius a fait construire plein de maisons ici pour des personnes dans le besoin, poursuit Tswaledi. Pour nous, c’est un héros et on s’inspire clairement de son parcours. » Pourquoi rester à l’ANC alors ? « C’est simple : ailleurs, on n’aura jamais autant d’opportunités, l’ANC reste très puissant », lâche le jeune homme. Mais plus tard, « lorsqu’on aura suffisamment de poids pour décrocher un bon poste », ils rejoigneront les EFF.

En attendant, ils affûtent leurs tactiques électorales. Le secret d’une bonne campagne ? « Le porte-à-porte, mec !, précise Joas. Les jeunes d’ici, ils n’accrochent pas sur les promesses en l’air, il leur faut du concret. » Le jour du vote, le 8 mai, ils ont passé un accord avec la taverne pour que chaque supporteur de l’ANC arborant un tee-shirt du parti ait un prix préférentiel : deux rands (12 centimes d’euros) la bouteille de bière.

« L’ANC aide d’abord ceux de l’ANC, explique-t-il. Et pas seulement pour les bières ! Lorsqu’il y a un poste quelque part, le parti demande d’abord à ses membres de faire remonter leurs CV. Et pendant les meetings avec la communauté, ils communiquent sur les aides d’Etat, les bourses d’écoles ». Lui-même habite une maison « RDP », du nom du programme de construction de logements lancé à la fin de l’apartheid. Plus de 3 millions d’unités ont été construites depuis 1994. Et l’ANC est depuis toujours accusée d’un clientélisme à grande échelle qui entretient une relation de dépendance économique et assure un soutien au parti, même lorsque le cœur n’y est pas ou plus.

Premier défi : maintenir l’unité du parti

S’il arbore un tee-shirt à l’effigie de Cyril Ramaphosa, Joas n’est que moyennement convaincu par le président, investi ce samedi 25 mai dans la capitale Pretoria. « Lorsqu’il est venu ici, il n’a rien distribué. Les gens étaient sur les dents », dit-il. Candidat, Cyril Ramaphosa a promis une cure d’amaigrissement pour un Etat hypertrophié, en plus de lutter contre la corruption. Un changement radical de style par rapport à son prédécesseur, Jacob Zuma (2009-2018), qui a distribué des milliers d’emplois dans l’administration à ses supporteurs au cours de ses deux mandats.

Le tout premier défi du nouveau président sera donc de maintenir l’unité de son parti, profondément divisé par la séquence Zuma. Alors qu’il était vice-président, Cyril Ramaphosa a pris la tête des frondeurs à l’ancien président et a été élu à la tête de l’ANC en décembre 2017, sur le fil.

Mais plutôt que de voir la victoire d’une faction sur l’autre, cette élection interne a figé les divisions du parti au niveau de l’exécutif, encore contrôlé pour moitié par les pro-Zuma. En particulier, Ace Magashule, le secrétaire général, également inquiété dans plusieurs affaires de corruption, a repli le flambeau de l’ex-président et manœuvre en sous-main pour faire démettre le nouveau leader.

L’annonce du gouvernement sera donc le premier test d’envergure. Si M. Ramaphosa a pour défi de constituer une équipe resserrée, rajeunie et féminisée, il ne devrait pas pour autant faire l’impasse sur les vieux caciques proches de Jacob Zuma. Au risque de décevoir ceux qui ont cru qu’il signerait la fin du clan Zuma dans le parti et le pays.