Yusupha Mbye a été blessé par balle, en 2010, alors qu’il participait à une manifestation étudiante. / Jason Florio

Le 10 avril 2010, Oumie Jagne et Yusupha Mbye étaient blessés par balles, en Gambie, alors qu’ils participaient à une manifestation étudiante qui fera seize morts et des centaines de blessés. Victimes de la dictature de Yahya Jammeh (1996-2017), ils sont devenus, parmi d’autres, les sujets d’une série de photos réalisées par Jason Florio et Helen Jones-Florio. Ils ont été immortalisés à leur domicile, un lieu refuge où leur histoire se dessine en clair-obscur. Oumie Jagne a failli perdre son bras gauche, qu’elle tient levé sur la photo, et Yusupha Mbye repose sur son fauteuil roulant.

« Pouvoir raconter son histoire a des vertus thérapeutiques », observe Jason Florio. Le photographe se souvient du sentiment de liberté exprimé par Alagie Sonko à la fin d’un long entretien. Cet ancien shérif adjoint, emprisonné après avoir dénoncé la corruption dans son service, avait été reconnu innocent à l’issue d’un long procès. Mais tout a été ensuite mis en œuvre pour empêcher sa réinsertion et provoquer sa ruine. « Je m’en fiche de ce que vous allez faire de ma photo ou de mon témoignage, avait conclu Alagie Sonko à l’issue de la rencontre. C’est le fait que vous soyez venu m’écouter qui m’a fait le plus grand bien. »

Ancien shérif adjoint, Alagie Sonko a été emprisonné après avoir dénoncé la corruption dans son service. / Jason Florio / Jason Florio

Et si la photographie aidait à réhabiliter les victimes qui n’avaient pas eu la possibilité de s’exprimer ? C’est de cette question que sont partis les deux photographes britanniques, qui voulaient raconter le régime de Yahya Jammeh à travers ceux qui en ont été victimes. Le duo, qui parcourt le pays depuis vingt ans, n’en est pas à son coup d’essai. Ensemble, ils ont déjà réalisé des séries de portraits des communautés vivant sur les rives du fleuve Gambie, ainsi qu’un documentaire. Et Jason a été récompensé en 2017 par un prix Magnum pour son travail sur les flux migratoires.

Tortures et humiliations

Si le Centre gambien pour les violations des droits de l’homme recense 700 victimes du régime, certaines ont survécu, blessées à jamais. Pa Ousman Njie conduisait son taxi lorsqu’il a été interpellé aléatoirement en 2016. Son tort ? Se trouver sur les lieux d’une manifestation. Le chauffeur a été torturé au siège de l’agence de renseignement et son taxi a été confisqué. Quand il sort de prison, trois mois plus tard, il demande à récupérer son outil de travail. La voiture jaune n’est plus en état de rouler ; les forces de l’ordre ont joué avec jusqu’à la rendre irréparable.

Chauffeur de taxi, Pa Ousman Njie a passé trois mois en prison, en 2016, parce qu’il se trouvait sur le lieu d’une manifestation. / Jason Florio / Jason Florio

Les humiliations, le deuil et les cicatrices habitent chaque tirage. Mais cette douleur intime n’a pas empêché les victimes de se dévoiler. « On ne peut pas cacher la vérité », estime Baba Leigh, un imam torturé pour s’être opposé à l’exécution de 30 prisonniers. « On n’a jamais forcé les gens à être photographiés », précise Jason. « Ils étaient volontaires, abonde Helen. Quand on allait à une réunion, ces victimes nous donnaient même leur numéro de téléphone pour qu’on aille chez elles ensuite les prendre en photo. » C’est ainsi que près de 70 portraits ont été tirés par le couple de photographes.

L’exposition « Portraits for Positive Change » va parcourir la Gambie, voyager à Londres au contact de la diaspora et être versée aux archives nationales. Ce travail accompagne le processus de justice transitionnelle qui passionne le pays à travers ses auditions télévisées, deux après la fin du régime de Yahya Jammeh. « Les portraits racontent une histoire sur laquelle on ne parvient pas toujours à mettre des mots », analyse Imran Darboe, chargé des relations publiques à la Commission vérité et réconciliation.

Décoctions indigestes

La galerie de portraits veut aussi déconstruire plus de deux décennies de propagande. Sous Jammeh, les images pouvaient détruire. L’ancien dictateur a mené un combat très médiatique contre le VIH. Les patients devaient abandonner leurs traitements antirétroviraux et suivre le programme de soins inventé par le président. Ils étaient contraints d’absorber des décoctions indigestes à base de plantes censées guérir du sida. Des séances étaient diffusées à la télévision nationale, contribuant à la stigmatisation et à l’ostracisation des patients. L’un d’eux, qui se fait appeler Musa, se tient de profil sur son portrait, son visage n’est pas éclairé. C’est l’unique visage dissimulé de la galerie, mais cet anonymat est une victoire pour ce malade qui avait été exposé aux yeux de tous les Gambiens par la télé nationale.

Séropositif, Musa avait dû suivre lors d’une séance télévisée le programme de soins inventé par le président. / Jason Florio / Jason Florio

« L’objectif, c’est de faire comprendre au pays ce qui s’est réellement passé et d’en tirer définitivement les leçons », résume Lamin Darboe. Mais ce n’est pas si simple. Parfois, les esprits encore un peu endoctrinés restent imperméables au pouvoir des images. « Il n’a rien fait de ce qu’on lui reproche », avait balayé un partisan de Yahya Jammeh lors d’une conversation avec Jason Florio. L’ancien président connaît le travail du photographe britannique. Les deux hommes se sont déjà rencontrés. Après un tête-à-tête avec le charismatique dictateur, Jason lui avait même proposé de faire sa photo officielle. Une idée vite abandonnée et qu’il juge aujourd’hui absurde. C’est dans la multiplication des portraits de victimes qu’il faut reconnaître le véritable et cruel portrait de Yahya Jammeh.