Une chiffonnière d’Ettadhamen, banlieue populaire de Tunis, en mai 2019. / Frédéric Bobin

Elle est arrivée très lasse, le souffle court, le dos cassé sur sa brouette remplie des sacs en toile de jute gris sale. Agée de 70 ans, Aïda Abessi est une chiffonnière historique d’Ettadhamen, un quartier populaire du Grand Tunis dont elle écume les déchetteries depuis quatorze ans. Chaque jour, tôt levée, elle sillonne les ruelles dès 5 heures du matin – « avant l’arrivée des éboueurs de la municipalité », dit-elle – à la recherche de bouteilles en plastique usagées dont elle tirera à la revente quelques sous (6 dinars par jour, soit 1,80 €).

Veuve, elle n’a d’autres ressources que de triturer ainsi les poubelles pour subvenir aux besoins de sa famille. Manteau fripé, sabots en plastique et visage édenté, Aïda Abessi se plaint à peine de sa vie de misère. « J’arrive difficilement à les nourrir mais ça va, on survit », confie-t-elle.

Ce matin-là, la vieille dame venait livrer le fruit de sa collecte au local de l’association des barbechas (chiffonniers), niché dans une venelle d’Ettadhamen où s’alignent ateliers et entrepôts. Le hangar abrite une machine à broyer morcelant les bouteilles ou bidons de plastique en lamelles vouées à être fondues ailleurs dans des usines de recyclage, première étape du processus de transformation.

Changer la vie des « barbechas »

A l’instar de Mme Abessi, une bonne partie des barbechas d’Ettadhamen viennent ici vendre leur collecte brute, dûment pesée sur une balance électrique avant de disparaître dans la déchiqueteuse au grondement saccadé. Sur le sol en ciment nu, des tas sont formés : bouteilles d’eau minérale, bouteilles de boisson gazeuse, bidons, mobilier en plastique, etc.

Cette micro-unité industrielle, gérée par l’association avec le soutien actif de l’ONG International Alert, acquéreuse de la broyeuse, a changé la vie des barbechas de cette banlieue déshéritée de Tunis, l’une de ces marches de la capitale où s’agglomère une population ayant fui le mal-développement de la Tunisie intérieure. Urbanisme anarchique, déficience des services publics, éloignement des bassins d’emploi, foyer d’agitation d’une jeunesse prompte à la rébellion : Ettadhamen souffre d’une image sulfureuse que le tissu associatif local prend à cœur de redresser.

« L’idée du projet est d’organiser une catégorie professionnelle, les barbechas, parmi les plus précaires, les plus vulnérables et les plus stigmatisées qui existent en Tunisie », explique Olfa Lamloum, directrice du bureau d’International Alert à Tunis, qui finance, outre le loyer de l’entrepôt, les quatre salariés de l’association. Dépourvus de toute reconnaissance administrative, les chiffonniers de Tunisie ne bénéficient en effet d’aucune protection. Ils sont livrés à l’exploitation des intermédiaires de l’industrie du recyclage et sont inéligibles aux droits sociaux – couverture médicale, retraite… – octroyés aux métiers dotés d’un statut légal. Cruelle ironie que cette invisibilité juridique contrastant avec une visibilité physique de plus en plus ostensible dans les rues des grandes villes de Tunisie.

Environ 15 000 personnes

Le barbecha est une figure urbaine incontournable, familière bien que méprisée, silhouette mal fagotée, fugace, courbée sur sa brouette, ou juchée sur un deux-roues remorquant une carriole brinquebalante où s’entassent des balluchons gonflés de déchets. L’importance numérique du groupe – évalué aujourd’hui à environ 15 000 personnes – ne cesse de grandir sous l’effet d’un double phénomène : la permanence d’un chômage de haut niveau (15 % de la population active) sur fond d’érosion du pouvoir d’achat acculant les familles les plus défavorisées à grappiller de nouvelles sources de revenus, et l’explosion des déchets plastiques due aux nouvelles habitudes de consommation qui élargissent le marché du recyclage.

Les femmes sont très présentes dans cette activité, notamment les veuves qui, telle Aïda Abessi, n’ont d’autre salut que d’y recourir. Et être une chiffonnière n’est pas de tout repos. « J’ai failli être agressée dans la rue au petit matin », rapporte Tronja Attia, une ancienne barbecha aujourd’hui salariée de l’association. Environ 40 % des chiffonniers en activité membres de l’association sont des femmes.

Un syndicat officieux

Si l’unité de transformation industrielle d’Ettadhamen hébergée par l’association innove, c’est qu’elle offre aux barbechas des prix plutôt avantageux : 0,85 dinar tunisien le kilo de plastique, soit 0,2 dinar de plus que la moyenne du marché. En outre, la pesée est transparente, évitant des abus assez répandus ailleurs. « Il y a beaucoup de tricherie chez les autres acheteurs au détriment des barbechas, qu’il s’agisse du poids sous-estimé ou des retards de paiement », déplore Mohamed Fakraoui, le président de l’association. Celle-ci propose enfin des moyens de protection – chaussures, blouses, gants, vaccinations contre le tétanos – à ses adhérents exposés à de multiples risques sanitaires au contact des déchetteries.

« Nous voulons montrer qu’il existe une alternative sociale et solidaire à l’exploitation que subissent les barbechas », plaide Mme Lamloum. L’expérience fait lentement école avec une association de barbechas qui s’impose de facto comme un syndicat officieux structurant une corporation jusque-là fragmentée et marquée par l’individualisme. « Nous avons là une expérience qui, en plus de créer de l’emploi, promeut des droits sociaux et contribue à améliorer l’environnement », ajoute Mme Lamloum.

Reste que ces acquis demeureront fragiles tant que le cadre législatif et réglementaire fera défaut. Un projet de loi sur l’économie sociale et solidaire, annoncé en grande pompe, n’a toujours pas été adopté par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le Parlement tunisien. Les autorités politiques, nationales comme locales, demeurent très timorées face à l’évolution en cours, pour ne pas dire récalcitrantes. La longue marche des chiffonniers de Tunisie pour leur reconnaissance n’en est qu’à ses balbutiements.