Le camp militaire français de Bouaké, le 10 novembre 2004, quatre jours après le bombardement de l’aviation ivoirienne. / PHILIPPE DESMAZES / AFP

Chronique. Qui est responsable du bombardement d’un camp militaire français à Bouaké, en Côte d’Ivoire, qui provoqua le 6 novembre 2004 la mort de neuf soldats de la force « Licorne » et d’un civil américain ? Le procès par contumace d’un pilote de nationalité biélorusse et de deux copilotes ivoiriens impliqués dans ce raid aérien doit se tenir à Paris, théoriquement en 2020. En revanche, trois hauts responsables politiques français, soupçonnés par les magistrats instructeurs de cette affaire d’avoir entravé l’action de la justice, échapperont à toute poursuite. Ainsi en a récemment décidé la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, saisie à la demande de l’avocat de plusieurs parties civiles, Me Jean Balan.

Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin et Michel Barnier, respectivement ministres de la défense, de l’intérieur et des affaires étrangères en novembre 2004, n’auront pas à répondre de leurs actes devant une juridiction française. Pourtant, dans son ordonnance de renvoi devant la Cour de justice de la République, rendue en février 2016, la juge Sabine Khéris notait : « La décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères. Ce qui permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’Etat et non au fait que des services subalternes ou techniques aient géré la situation. »

Paris aurait donc choisi de laisser filer sciemment les exécutants de ce bombardement meurtrier en Côte d’Ivoire. Pourquoi ? Qu’est-ce que la France aurait à cacher ou à se reprocher dans cette affaire ? Ces interrogations renvoient à une seule et même question : qui a ordonné le raid sur le camp Descartes de Bouaké et dans quel but ?

  • Hypothèse n° 1 : une bavure de l’armée ivoirienne

C’est celle qui, au lendemain du bombardement meurtrier, a été présentée par le camp du président ivoirien de l’époque, Laurent Gbagbo. Le Soukhoï Su-25, de fabrication russe, piloté par un mercenaire biélorusse flanqué d’un copilote ivoirien, aurait lâché son panier de roquettes par erreur sur le camp français. Il visait en réalité une position tenue par les rebelles à quelques encablures de là. Reste que le camp Descartes était pourtant bien identifiable par un large drapeau tricolore déployé sur le toit de l’un de ses bâtiments.

En outre, avant de lancer l’opération « Dignité », deux jours auparavant, l’armée ivoirienne avait eu tout le temps de cartographier la ville de Bouaké, relativement peu étendue. Enfin, tous les témoins ont raconté comment le Soukhoï impliqué dans le raid avait survolé une première fois le camp français, déclenchant l’alerte parmi les soldats de la force « Licorne », avant de revenir et de descendre en piqué pour lâcher ses bombes meurtrières. Si bas qu’un rescapé du bombardement dira lors de l’instruction avoir vu le casque du pilote scintiller sous un rayon de soleil.

  • Hypothèse n° 2 : le coup de poker du camp Gbagbo

Le 4 novembre 2004, sous la pression des radicaux de son camp et face à la colère grandissante d’une partie de l’armée humiliée depuis deux ans par les rebelles qui tiennent la moitié nord du pays, Laurent Gbagbo lance l’opération « Dignité ». Les bombardements aériens se succèdent sur plusieurs localités, dont Bouaké. Au sol, les troupes gouvernementales progressent dans un premier temps, avant de se heurter à l’opposition des casques bleus marocains sur la route de Bouaké. Les rebelles de Guillaume Soro ne se débandent pas. A Abidjan, Laurent Gbagbo prépare pourtant son allocution à la nation dans laquelle il compte annoncer la victoire. A-t-il été trompé par son entourage sur la réalité du terrain ?

Peu de temps après le raid sur Bouaké, l’état-major français imputera l’opération aux « radicaux » gravitant dans « l’entourage de Gbagbo ». Autrement dit : face à l’échec annoncé de l’opération « Dignité », les extrémistes du palais et du haut commandement ivoirien auraient pu décider de frapper sciemment le camp français. Le but de la manœuvre ? Soit, sous le coup de l’émotion, Paris décidait de se retirer de Côte d’Ivoire, laissant le champ libre aux troupes de Gbagbo pour en finir avec les rebelles. Soit Jacques Chirac ordonnait des représailles, et le camp gouvernemental à Abidjan pourrait alors accuser la France d’avoir empêché la « libération » du Nord. C’est le second scénario qui résulta de ce possible coup de poker : Jacques Chirac ordonna la destruction de toute l’aviation militaire ivoirienne.

  • Hypothèse n° 3 : un coup monté

C’est la thèse finalement privilégiée par Laurent Gbgabo, par nombre de ses conseillers les plus proches, mais aussi par Me Jean Balan : l’armée ivoirienne serait tombée dans un piège tendu par les Français. Le 6 novembre 2004, en début d’après-midi, l’un des deux Soukhoï devait viser un bâtiment censé être vide ce jour-là dans le camp français, sans faire de victime donc. Le but de la manœuvre, orchestrée par les services de Paris ? Avoir un prétexte pour chasser enfin Laurent Gbagbo du pouvoir.

Cette tentative de manipulation, qui a échoué, expliquerait, selon les tenants de cette thèse, pourquoi le gouvernement français a préféré laisser filer les mercenaires biélorusses, interpellés au Togo quelques jours après les faits. Croyant bien faire, les autorités locales informèrent aussitôt Paris. En vain. Suite au refus exprimé par la France de les entendre, les mercenaires biélorusses seront promptement exfiltrés du Togo par l’intermédiaire qui avait fait affaire avec Abidjan, acheminant matériel et équipages depuis la Biélorussie : le Français Robert Montoya.

L’implication de cet ancien gendarme de l’Elysée (sous François Mitterrand), reconverti en négociant d’armes, est peut-être l’une des clés de toute cette affaire, en résumant toutes les ambiguïtés. Paris, qui était au courant depuis le début des préparatifs de l’opération « Dignité », a laissé faire Laurent Gbagbo, espérant ainsi faire bouger les lignes et sortir du bourbier ivoirien. Soit Gbagbo réussissait, et c’en était fini des rebelles. Soit le président ivoirien échouait, et c’en était fini de Gbagbo à Abidjan, où ses opposants fourbissaient leurs armes, peut-être avec l’aide discrète de Paris. Or le président ivoirien n’ignorait rien du double jeu de l’ancienne puissance coloniale. Alors, coup du sort, coup de poker ou coup monté ? Au final, Paris et Abidjan se sont peut-être et surtout piégés et auto-intoxiqués mutuellement.