L’ancien premier ministre de la République du Congo et ex-président de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), Etienne Tshisekedi, en juin 2016. / THIERRY CHARLIER / AFP

Kinshasa a été son fief, son royaume, le maquis d’où il a orchestré sa résistance politique, durant quarante ans. Dans la mégapole, capitale de la République démocratique du Congo (RDC), Etienne Tshisekedi reste le seul homme politique à pouvoir drainer des millions de fidèles. Un simple mot d’ordre prononcé de sa voix nasillarde suffisait à suspendre l’activité frénétique du lieu, pour le plaisir d’entendre résonner SA phrase, « le peuple d’abord », sa devise.

Ces dernières années, jamais de plus grandes foules ne se sont formées pour autre que « papa Etienne », le « sphinx », le « père de la démocratie », le « Leader Maximo ». En juillet 2016, après deux ans d’absence pour des soins en Belgique, le mythique opposant avait suscité un raz-de-marée populaire et ravivé un immense espoir. Le vieil homme de 83 ans, usé par la maladie, a mené alors son dernier combat contre le président Joseph Kabila et pour la tenue d’élections, maintes fois repoussées.

Ce jeudi 30 mai 2019, sa dépouille est rapatriée en RDC, après deux ans d’attente à Bruxelles. Durant tout ce temps, le corps de l’opposant historique a été l’objet d’une série de tractations politiciennes autour de son retour.

Son fils, Félix Tshisekedi, vainqueur de la présidentielle 2018

Depuis sa mort, à Bruxelles, le 1er février 2017, Etienne Tshisekedi a continué d’inquiéter ce pouvoir qu’il n’a jamais conquis. S’il peut rentrer aujourd’hui à Kinshasa, pour bientôt reposer dans un mausolée grandiose dont le coût avoisinerait les 2,5 millions de dollars, c’est que son fils et héritier politique, Félix Tshisekedi, 53 ans, a été proclamé vainqueur de l’élection présidentielle du 30 décembre 2018. Et ce, en vertu d’un pacte scellé avec son prédécesseur, Joseph Kabila, dernier ennemi politique de son père – Etienne Tshisekedi s’estimait victorieux de l’élection présidentielle de 2011 officiellement remportée par Joseph Kabila.

L’idéal politique d’Etienne Tshisekedi est peut-être mis à mal par cette alliance, mais sa légende continue de s’écrire. Il a ainsi droit à un retour en « héros national », lui qui a marqué à tout jamais l’histoire post-coloniale du plus grand pays d’Afrique francophone. C’est le final d’une singulière odyssée politico-funéraire. Un soulagement, une fête.

Cette journée du 30 mai est officiellement « déclarée chômée et payée » dans la capitale province. Six chefs d’Etat africains ont confirmé leur présence à la cérémonie d’inhumation, prévue samedi. Kinshasa va se recueillir, pleurer, danser, boire et méditer les leçons de l’éternel opposant à Mobutu Sese Seko, à Laurent-Désiré Kabila, à Joseph Kabila, et qui, dit-on en riant, n’aurait pas hésité à s’élever contre son fils.

Une foule est rassemblée devant le siège de l’UDPS, dans le quartier de Limete, à Kinshasa, le 30 mai, attendant le retour des restes de l’ancien premier ministre Etienne Tshisekedi. / ALEXIS HUGUET / AFP

Effacer les traces de son prédécesseur

La République du Congo a tant revu sa propre histoire, chaque dirigeant prenant soin d’effacer les traces de son prédécesseur par les armes ou les idées. « Il faut avoir la chance que son fils devienne président pour avoir un mausolée », constate l’historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem. Le corps du grand nationaliste Joseph Kasa-Vubu, premier chef d’Etat de la République du Congo (1960-1965), repose dans son village du Kongo-central où la famille a érigé un mausolée qui risque aujourd’hui de s’effondrer.

Son « tombeur », Mobutu Sese Seko, a dû quitter précipitamment le pays le 18 mai 1997, chassé par les rebelles de Laurent-Désiré Kabila. Sa sépulture est toujours au Maroc, au cimetière chrétien de Rabat. Le président Joseph Kabila avait promis de la rapatrier. C’est sous son règne qu’un somptueux mausolée érigé pour son père, assassiné le 16 janvier 2001, a été placé en plein cœur de la commune huppée de la Gombe, à Kinshasa, face à la présidence. La dépouille de Mobutu Sese Seko, qui a régné trente-deux ans, reste au Maroc ; celle d’Etienne Tshisekedi, opposant durant quarante ans, a le droit de rentrer aujourd’hui, mais après un séjour de deux années dans une obscure chambre froide d’un quartier banal de la capitale de l’ancienne puissance coloniale.

« Il aurait sans doute été réservé sur l’alliance de son fils avec Joseph Kabila, qui n’a pas vraiment quitté le pouvoir. Etienne Tshisekedi aurait démissionné, comme il l’a fait avec Mobutu Sese Seko, veut croire le professeur Ndaywel è Nziem. Il avait le défaut de sa qualité et était très exigeant. Il voulait que la situation soit aplanie pour prendre le pouvoir et non pas prendre le pouvoir pour l’aplanir. Objectivement, c’est le père de la démocratie congolaise, avec Patrice Lumumba [1925-1961], qui a eu un parcours météorique. »

UDPS, un parti aujourd’hui fissuré, fragilisé

Lors de son investiture, le 24 janvier, Félix Tshisekedi a rendu hommage à l’« homme d’exception », qu’était son père. « Le président Etienne Tshisekedi nous a inculqué les valeurs de la lutte politique au service de chaque congolais, quels que soient son opinion, son origine et son parcours. Nous allons appliquer ces enseignements dans nos actes au service de notre peuple. » Dans les jardins du Palais de la nation, ce jour-là, des escouades de militants le mettent en garde en chantant : « Félix n’oubliez pas, papa avait dit “le peuple d’abord”. »

Au sein de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), le parti cofondé par Etienne Tshisekedi en 1984, certains cadres critiquent le leadership d’un héritier dynastique, fulminent contre sa « compromission » avec Joseph Kabila. Ce grand parti, à la capacité de mobilisation éprouvée dans les rues de Kinshasa et à la réputation continentale, se retrouve aujourd’hui fissuré, fragilisé. Pour une formation politique dont le logiciel s’est affiné dans la lutte et l’opposition intransigeante, l’accession au pouvoir est une rude épreuve à laquelle nul n’était préparé.

« L’opinion publique semble partagée et l’émotion moins intense qu’à la mort d’Etienne Tshisekedi. Car le temps a fait son effet, observe Jean Liyongo Empengele, sociologue et enseignant à l’université de Kinshasa. Et puis, son fils président a contribué à rehausser l’image de Joseph Kabila, son nouveau partenaire, à qui il a rendu hommage. Ce qui a un peu écorné la réputation de la famille, le nom des Tshisekedi, et a nui à la popularité de l’UDPS. »

Dans les rues de son fief de Limete, quartier à la fois populaire et pavillonnaire de la capitale, les militants de l’UDPS tentent de préserver l’héritage politique de leur défunt leader. Les débats sont parfois tendus entre les partisans et les opposants de cette alliance avec Joseph Kabila. Quelle position adopter à l’égard de Martin Fayulu, le rival de l’opposition, qui se revendique toujours « président véritablement élu » et estime sa victoire spoliée par Félix Tshisekedi ? Finalement, cet ami et fidèle de Tshisekedi père, dont il revendique l’héritage, n’endosse-t-il pas le costume de l’opposant historique à la place du fils devenu président ?

Les partisans de l’ex-leader de l’opposition congolaise Etienne Tshisekedi, près de l’aéroport de Kinshasa, le 30 mai / JOHN WESSELS / AFP

Le spectre du « sphinx de Limete » plane toujours

Dans la résidence familiale des Tshisekedi, une villa sans faste, le spectre du « sphinx de Limete » plane toujours. Sur la terrasse du rez-de-chaussée, son fauteuil n’a pas bougé d’un iota. Il n’accueille plus le corps fatigué de « papa Etienne » mais son portrait faisant face à une table basse sur laquelle est posé son vieux poste radiocassette. Son bureau, où défilaient diplomates, discrets émissaires du pouvoir, alliés et ennemis, reste fermé à clé. Mais son intendant continue de nettoyer sa chambre, comme s’il pouvait réapparaître, tandis que les gardes du corps végètent dans la cour, attendant eux aussi le retour du chef.

La famille Tshisekedi a un temps exigé que la dépouille repose à Limete, au siège de l’UDPS. Un enterrement dans son Kasaï-Central a aussi été envisagé. En définitive, son corps sera d’abord exposé au stade des Martyrs, et non pas au Palais du peuple, comme ce fut le cas pour Laurent-Désiré Kabila. Ce grand stade porte son nom en référence à l’exécution par pendaison de quatre politiciens ordonnée par Mobutu, il y a exactement cinquante-trois ans. Etienne Tshisekedi, alors jeune et brillant juriste, n’était pas encore opposant mais ministre de l’intérieur. Les enfants des « martyrs de la Pentecôte » ne lui ont pas pardonné et ont un temps protesté contre la construction d’un mausolée en plein centre-ville.

Finalement, Etienne Tshisekedi sera inhumé sur une parcelle familiale, dans la commune de Nsele, à une cinquantaine de kilomètres du centre-ville. Au milieu des champs et non loin des reliquats du palais en ruine de Mobutu Sese Seko, qui prononça, ici, son discours historique sur la démocratisation, le 24 avril 1990. C’est aussi par là que les troupes rebelles de Laurent-Désiré Kabila entrèrent dans Kinshasa, sept ans plus tard. Tout près du mausolée, depuis son immense ferme de Kingakati, Joseph Kabila continue d’orchestrer les dossiers les plus stratégiques de son successeur, comme la sécurité et l’économie. Les fantômes de la turbulente histoire politique congolaise se croisent et se retrouvent.

Etienne Tshisekedi, l'opposant congolais historique en six dates
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