Nakabuye Hilda Flavia, sur le port de Ggaba, sur les bords du lac Victoria, à Kampala, le 20 mai. Ggaba est son lieu préféré de manifestation et d'intervention. / Frederic NOY pour «Le Monde»

Son endroit préféré à Kampala est un ponton animé, sur les rives du lac Victoria. La jetée de Ggaba est à la fois un marché fourmillant, un embarcadère vers les îles, un lieu où de jeunes photographes vous tirent le portrait contre une poignée de shillings, avec pour décor la plus grande étendue d’eau douce d’Afrique. Ggaba se situe aussi au cœur d’une des baies les plus polluées du lac. Les rives y sont jonchées d’objets et sac en plastique, la pêche y est de moins en moins fructueuse. A quelques kilomètres sur la droite, on y pompe l’eau de la ville ; plus loin sur la gauche se déversent les eaux usées de la capitale ougandaise.

« La couleur du lac a changé, elle devient verte, épaisse. Mais j’aime y aller, les gens m’accueillent, les pêcheurs m’aident à ramasser les détritus », sourit Hilda Flavia Nakabuye. Cette étudiante de 22 ans, assise dans le jardin de son université située non loin de Ggaba, a fait de la protection des rivières et des lacs d’Ouganda son combat. « Nous sommes un pays enclavé, nos ressources en eau sont donc un sujet fondamental et, de plus, nous sommes la source de plusieurs grands cours d’eau comme le Nil. Si nous ne protégeons pas nos ressources, ce sont aussi d’autres populations qui en souffriront », déroule-t-elle avec une implacabilité d’expert.

Il y a encore deux ans, cette jeune femme élégante – chemisier soyeux à rayures brunes et mini-sac à main assorti, fines tresses retenues en queue-de-cheval – ne connaissait pourtant rien à l’environnement. Le sujet n’existait pas dans son foyer de la classe moyenne kampalaise – mère styliste, père ingénieur logistique – ni dans les journaux, ni à l’école.

En 2017, alors qu’elle vient d’entrer, grâce à une bourse, à l’Université internationale de Kampala (KIU) pour étudier, comme son père, « la logistique et les achats », Hilda Flavia Nakabuye participe à une réunion de Green Campaign Africa, une association d’étudiants ougandais soucieux du climat. Rapports du GIEC, hausse des températures mondiales, dégradation locale des forêts, des terres, des rivières… Un déclic.

Elle s’engage à leur côté dans des actions de sensibilisation. « L’Ouganda représente peut-être 0,001 % des émissions toxiques, mais il subit de plein fouet le changement climatique, justifie-t-elle. Dans les campagnes, les gens parlent du manque d’eau, des récoltes qui sont mauvaises. Ce qu’ils expliquent, ce sont les conséquences, mais ils n’en connaissent pas la cause. »

Le tournant Greta Thunberg

L’engagement du collectif entame un tournant avec l’appel de Greta Thunberg, en 2018, à sécher les cours tous les vendredis. Sa grève scolaire pour le climat, démarrée devant le Parlement suédois, fait boule de neige jusqu’à Kampala. Voilà Hilda et ses amis partie prenante d’un phénomène mondial, reliés par quelques Tweet. Ils parlent de « Greta » comme d’une membre de leur association. « Certes, nos pays sont dans des situations très différentes, dit-elle à propos de la jeune Suédoise lorsqu’on souligne l’immense fossé qui existe entre l’Ouganda et la Suède, deux extrêmes en matière de développement. Mais notre combat est le même : nous demandons à notre gouvernement qu’il déclare l’état d’urgence climatique. »

« Réunir plus de trois personnes dans la rue peut être considéré comme une atteinte au gouvernement », Hilda

Comme d’autres à Paris, New York ou Johannesburg, la jeune femme tente donc chaque vendredi, depuis quelques mois, d’interpeller Kampala avec ses petits moyens. Quand elle ne se plante pas en pleine rue une pancarte à la main, elle rencontre d’autres jeunes, ou bien mène des opérations de nettoyage aux abords du lac, sensibilisant au passage les riverains.

« Chaque gréviste a sa “niche”, cela nous permet d’avoir un suivi, d’avancer des faits », explique Nirere Sadrach, coordinateur de la poignée de grévistes de KIU. Plus exalté que sa camarade, il décrit Hilda comme une « leader ». « Elle fait beaucoup sur sa niche et a inspiré d’autres grévistes, notamment sur l’usage du numérique. »

La jeune femme tient un blog, « Striker diaries » (« journal d’une gréviste »), et un compte Twitter. « Cette génération, dit-elle, aime les réseaux sociaux, il faut les utiliser pour capter les gens, les motiver, diffuser de manière constante le message, l’actualiser. »

Autorisation de manifester

Sur le terrain, l’accueil n’est pas toujours bon. Dans un pays pauvre et corrompu, où le pouvoir est depuis trente-trois ans aux mains d’un même régime autoritaire, la police trouve toujours une bonne excuse pour les importuner ou essayer de leur soutirer de l’argent. En vue de la marche mondiale du 24 mai, pour laquelle ils espèrent regrouper 300 manifestants, Hilda négocie cette semaine avec les policiers une autorisation de manifester, alors que « réunir plus de trois personnes dans la rue peut être considéré comme une atteinte au gouvernement ».

Aux abords du boueux terrain de foot de l’université ou de son centre de copies – un couloir, en sous-sol, rempli de bruyantes photocopieuses –, les étudiants interrogés disent ne pas connaître les « Fridays for Future », ni ses leaders sur le campus. Si les jeunes sont loin d’être tous conscientisés, admet Hilda, les « adultes », eux, sont souvent apathiques, voire résignés. « Après un vendredi où j’avais raté son cours, mon professeur de mathématiques m’a dit qu’il n’y avait rien à faire si Dieu avait décidé de changer le climat », raconte-t-elle avec un mélange d’amusement et de circonspection.

Autre anecdote : un officiel ougandais, chargé des questions climatiques, lui a récemment rétorqué « qu’il était déjà vieux et qu’il serait probablement mort avant ce délai de dix ans [au-delà duquel la planète ne pourra plus soutenir les niveaux d’émissions actuels, selon le GIEC]… » Mais, dit-elle, les choses avancent, doucement. Les grévistes ont obtenu d’exposer leurs revendications générales aux autorités : état d’urgence climatique, sensibilisation à l’environnement au programme dès l’école primaire, abaissement de l’âge du droit de vote de 18 à 16 ans pour donner plus de poids à cette jeunesse qui veut secouer ses aînés.

Visiblement pas peu fière de voir sa fille interviewée par un journal étranger, la mère d’Hilda débarque en tornade au milieu de l’interview, téléphone dans une main, clés de voiture dans l’autre. Même présence, même regard intraitable. « Au début j’étais très inquiète pour ses études, pour ses performances, mais elle continue d’avoir de bons résultats et m’a expliqué. Je suis très fière », avoue Najjuma Sylvia Kasumba.

Participe-t-elle à la propagation du message porté par sa fille ? « La politique ici, c’est difficile, les gens vont poser des questions… mais je suis très active au Rotary Club ! », élude-t-elle. « Ce n’est pas “politique”, il s’agit de notre vie, de sauver notre planète. Cela dit, nous devons travailler avec les hommes politiques car ce sont eux qui font les lois auxquelles nous devons obéir. Il faut leur parler pour qu’ils comprennent quelles politiques nous voulons et quelles politiques nous ne voulons pas », rétorque une Hilda pas fâchée, juste inflexible.