« Pourquoi, selon vous, les Roms enlèveraient-ils des enfants ? » Cette question, la présidente de la 18e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny, Olivera Djukic, va la poser à plusieurs reprises au fil de l’audience aux six prévenus qui lui font face, alignés, têtes baissées.

Agés de 23 à 27 ans, ils comparaissaient tous, vendredi 31 mai, pour « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ». Avec une circonstance aggravante : leurs cibles ont été visées en raison de leur origine. Les six prévenus, qui habitent à Chelles (Seine-et-Marne), sont accusés d’avoir, dans la nuit du 25 au 26 mars, menée une « expédition punitive » contre des Roms dans le camp où ils habitent, situé « le long des voies du tramway », à Bobigny (Seine-Saint-Denis), relate la présidente.

A cette date-là, de nombreuses rumeurs étaient alors propagées sur les réseaux sociaux évoquant des enlèvements d’enfants par des personnes issues de la communauté rom, circulant à bord de camionnettes, dans des communes d’Ile-de-France, notamment dans les Hauts-de-Seine et en Seine-Saint-Denis. Durant plusieurs jours, fin mars, les attaques se multiplient contre les Roms, près d’une quarantaine selon un décompte de l’association La Voix des Rroms. Face à ces rumeurs persistantes, les autorités sont obligées de réagir. Les forces de l’ordre réfutent ainsi tout enlèvement d’enfant et le procureur de la République de Bobigny dénonce une « hystérie collective (…) ne reposant sur rien » mais virant à la « chasse à l’homme » et débouchant sur des « violences extrêmement graves ».

Trafic d’organe et prostitution

Mais à Chelles, pour Souleymane S., Nathan N., Ali K., Christopher C., Eberhard Y. et Dodou D., les rumeurs et le bouche-à-oreille sont plus forts que les démentis officiels. D’autant que dans la ville de Seine-et-Marne, une histoire circule et prend de l’ampleur : un enfant aurait été victime d’une tentative d’enlèvement à Vaires-sur-Marne, avec deux camionnettes, l’une blanche et l’autre bleue.

A la barre, voix basse, Christopher C. explique qu’il « voyait cette histoire partout, on m’en a parlé à plusieurs reprises. Sur le moment j’y ai cru, j’étais bête ». « Ça va peut-être plus loin que la bêtise, non ? », rétorque la présidente. De son côté, Nathan N. raconte avoir vu « des vidéos » avec « des femmes en pleurs ». « Il se racontait qu’ils faisaient des trafics d’organes » ou « les prostituaient », expliquent les prévenus.

Alors, à quatre, vers 22 heures, ils décident de partir à la recherche des deux camionnettes. Ils croisent d’abord une camionnette bleue – avec une plaque d’immatriculation « bulgare » dit l’un, ou « roumaine » selon un autre – puis un véhicule blanc. Ils les prennent en filature jusqu’à Bobigny, où ils arrivent à l’entrée d’un camp de Roms. Ils décident alors de repartir sur Chelles à 15 kilomètres de là « car le camp était grand ». Et de revenir aux alentours de 1 heure, cette fois à six. « On pensait faire une boucherie », expliquera, lors de son audition, Souleymane S. Interrogé sur ces mots, il les contestera à l’audience.

« On voulait les intimider, leur faire peur », poursuit Eberhard Y. Mais, prévenus les jours précédents par les forces de l’ordre des menaces qui pèsent sur eux, les Roms veillent dans le camp et lorsque les Chellois arrivent, ils n’hésitent pas à les poursuivre. Avant que la police intervienne et interpelle les six jeunes de Chelles et deux Roms qui seront libérés quelques heures plus tard. Aucun prévenu n’a alors d’arme, à part Eberhard Y., qui avait une brique dans sa poche « pour se défendre ». La présidente s’interroge alors sur la crédulité des hommes qui lui font face : « Vous n’avez pas 10 ans, vous en avez 26 ou 27. Ces histoires sur les Roms se basent sur des idées préconçues. Ça fait des siècles que ça existe… » Désormais, tous disent ne plus croire à ces rumeurs « depuis que les policiers nous ont dit en garde à vue que tout était faux ».

« Ce jour-là, leur comportement était raciste »

Alors qu’aucune personne du camp de Bobigny n’a souhaité porter plainte, les avocats des associations qui se sont portées parties civiles – La Voix des Rroms, la LDH, SOS-Racisme, la Licra et le MRAP – insistent à l’audience sur le « caractère raciste » de cette expédition. « C’est un racisme antitsigane qui est ancré, banalisé », accuse Me Henri Braun, avocat de La Voix des Rroms.

« Ces rumeurs sont aberrantes mais ils les ont considérés comme légitimes car les Roms sont au plus bas de l’échelle en France. On est là à mi-chemin entre la ratonnade et un pogrom. »

« Cette rumeur a pris dans leur esprit car il s’agissait de la communauté rom et elle reposait sur des légendes urbaines qui se transmettent de génération en génération », acquiesce l’avocat de SOS-Racisme, Ivan Terel. S’ils reconnaissent du bout des lèvres « la gravité » de leurs actes, tous les prévenus, dont aucun n’a souhaité être représenté par un avocat, ont tenté de se défendre de ces accusations de racisme. « Dans ma tête il n’y avait pas de racisme, explique Nathan N. J’ai des amis gitans, des amis chinois, des blancs… » Et pour Eberhard, également, ce qui s’est passé « n’est pas du racisme. Ce n’était pas contre les Roms, mais contre les enlèvements ». Dans son réquisitoire, la procureure, Julie Morel, ne laisse pas de place au doute quant au caractère raciste des actes :

« Il y a des rumeurs qu’on a plus envie de croire que d’autres. Il y a des rumeurs partout sur Internet. La réalité c’est que les prévenus avaient de tels préjugés concernant la communauté rom qu’ils n’ont pas eu envie de se poser des questions, ils n’ont pas eu envie de réfléchir. (…) Ce jour-là leur comportement était raciste. »

La procureure a ensuite requis six mois de prison avec sursis pour Ali K., et Eberhard Y. ; cinq mois de prison ferme pour Dodou D., Christopher C. et Nathan N. ; et sept mois de prison ferme pour « le meneur », Souleymane S. Délibéré le 14 juin.