Sepp Blatter, en mai 2011. / ARND WIEGMANN / REUTERS

Près de neuf ans ont passé depuis le scrutin du 2 décembre 2010 et l’attribution controversée de la Coupe du monde 2022 au Qatar demeure un fardeau pour la Fédération internationale de football (FIFA). Emaillée de soupçons de corruption, d’arrangements et de renvois d’ascenseurs, cette attribution est dans le viseur des justices suisse, américaine et française.

Selon nos informations, l’enquête préliminaire pour « corruption privée », « association de malfaiteurs », « trafic d’influence et recel de trafic d’influence », ouverte en 2016, par le parquet national financier (PNF) progresse. Le PNF souhaite réentendre l’ex-président (1998-2015) de la FIFA, le Suisse Sepp Blatter, 83 ans.

Les enquêteurs français veulent reprendre leur interrogatoire pour approfondir certains points relatifs à la campagne d’attribution. Ils avaient déjà auditionné M. Blatter comme témoin, en Suisse, en avril 2017, dans le cadre d’une procédure d’entraide avec les autorités helvétiques.

Le PNF s’intéresse, entre autres, au déjeuner organisé le 23 novembre 2010 à l’Elysée, en présence de Nicolas Sarkozy, de Michel Platini, alors président de l’Union des associations européennes de football (UEFA), de l’émir actuel du Qatar, Tamim Al-Thani, du cheikh Hamad ben Jassem, alors premier ministre et ministre des affaires étrangères de l’émirat, ainsi que de Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, et Sophie Dion, conseillère sports de M. Sarkozy.

Le déjeuner à l’Elysée et le vote de Michel Platini

« En allant au déjeuner, j’ai supputé que le président Sarkozy aurait souhaité que je vote pour le Qatar. Mais il ne me l’a jamais demandé », a toujours dit au Monde M. Platini, qui assure qu’il ignorait la venue des représentants qataris avant de se rendre au rendez-vous. M. Platini, qui avait d’abord voulu voter en faveur des Etats-Unis, s’était finalement prononcé en décembre 2010 pour l’émirat, comme il l’a publiquement déclaré.

Sepp Blatter, lui, n’a jamais indiqué à qui il a donné son suffrage. Contacté par Le Monde, M. Blatter n’avait pas encore donné suite, dimanche 2 juin soir. Il a toujours dit qu’il aurait souhaité attribuer le Mondial 2018 à la Russie et l’édition 2022 aux Etats-Unis pour des motifs géopolitiques. « Il rêvait de décrocher le Prix Nobel de la paix », assure l’un de ses anciens proches. Son rêve aurait, selon lui, été brisé par la volte-face de Michel Platini. Le déjeuner du 23 novembre 2010 est ainsi devenu un angle d’attaque pour M. Blatter, soucieux de déstabiliser son adversaire politique.

« Quand vous voyez les photos, je ne fais pas la même tête lors de l’ouverture de l’enveloppe Russie (comme pays organisateur du Mondial 2018) et de celle du Qatar, confiait le patriarche au Monde, en 2016. Comme président, je regrette qu’on soit allé au Qatar. »

L’ex-patron du football mondial a toujours estimé que sa chute (il a été suspendu six ans par les instances disciplinaires de la FIFA dans l’affaire du paiement de deux millions de francs suisses fait en 2011 à Michel Platini) avait été causée par la défaite dans les urnes des Etats-Unis (14 voix contre 8) face au Qatar lors de ce scrutin d’attribution du Mondial 2022.

Le rôle déterminant de Blatter

« Blatter est un grand acteur. Quand il ouvre l’enveloppe Qatar, il paraît affecté. Il pourrait jouer à Hollywood », s’amuse aujourd’hui un ex-cadre de la FIFA. La version des faits donnée par Sepp Blatter mérite en effet d’être nuancée.

Dans ce dossier, il apparaît, selon l’enquête menée par Le Monde, qu’il a joué un rôle clé, mais complexe, appuyant au départ le projet de candidature du Qatar, avant de s’en inquiéter, pour, enfin, comme tendent à le montrer certains indices, lui apporter son vote, fin 2010, lors du 4e et dernier tour du scrutin d’attribution.

Déjà, en 2015, dans leur ouvrage « The Ugly Game : The Qatari Plot to Buy the World Cup » (éd. Simon and Schuster), qui jetait une lumière crue sur la duplicité de l’octogénaire, les journalistes britanniques Heidi Blake et Jonathan Calvert établissaient le rôle déterminant de Sepp Blatter dans l’attribution du Mondial 2022 au Qatar.

Les deux auteurs s’appuyaient sur de nombreux documents confidentiels (e-mails, relevés de paiements et autres enregistrements).

L’enquête menée par « Le Monde » retrace les grandes étapes qui ont conduit au vote de décembre 2010 et certains événements postérieurs liés à ce scrutin.

  • L’accueil positif de la candidature qatarie

Selon nos informations, tout commence en 2008 lorsque l’émir du Qatar, Hamad Al-Thani, demande au Suisse si son pays ferait « un bon candidat » à l’obtention du tournoi planétaire. Le président de la FIFA lui répond que l’idée est bonne.

« C’était pour flatter l’émir, par pur intérêt politique. Blatter disait à chacun ce qu’il voulait entendre sans réfléchir aux conséquences », assure un ancien proche collaborateur du Suisse. « Blatter a adoubé ce projet de candidature qui pouvait à ce moment-là paraître un peu fou », affirme un ex-pilier de la FIFA.

En juin 2008, à Sydney, lors du congrès de la FIFA, son président annonce que le Qatar est en lice pour accueillir le tournoi.

  • Le lobbying intense de Mohamed Ben Hammam

Un homme est alors chargé d’exaucer le rêve de l’émir : Mohamed Ben Hammam dit « MBH », vice-président qatari de la FIFA et puissant patron de la confédération asiatique de football (AFC).

Ce dernier a joué un rôle crucial dans les victoires électorales de M. Blatter, en 1998 et 2002, en ralliant les voix d’électeurs africains. Le Suisse lui a longtemps fait miroiter sa succession.

Sceptique quant aux chances de son pays de l’emporter, M. Ben Hammam a mis en place, durant des mois, une stratégie de lobbying pour « persuader » ses collègues du comité exécutif afin d’obtenir leurs suffrages. Des manœuvres et renvois d’ascenseurs dont Sepp Blatter a été mis au courant, au fil des mois, par ses réseaux.

Mohamed Ben Hammam, en mai 2011. / Steffen Schmidt / ASSOCIATED PRESS

  • Blatter commence à s’alarmer

Début 2009, M. Blatter prend conscience que la montée en puissance de la candidature qatarie n’est pas du goût de l’ensemble des pays membres de la FIFA. Il charge son secrétaire général Jérôme Valcke - hostile à la candidature de l’émirat - de convaincre les Qataris de se retirer de la course en échange de l’organisation de compétitions subalternes.

Cette « porte de sortie », selon l’expression d’un proche du dossier, est repoussée par les Qataris, désireux de l’emporter en vertu du « feu vert » donné par Blatter.

« Blatter est un peu trop politique : d’un côté il ne voulait pas du Qatar, de l’autre il s’est comporté comme un bon garçon avec l’émir. Il était dans une position molle, opportuniste », résume un fin connaisseur de la FIFA. « Blatter était un politicien absolu. C’était le Mitterrand de la FIFA… sans le socialisme », renchérit Peter Hargitay, un ex-conseiller du Suisse.

  • Une enquête de la FIFA sur la campagne du Qatar

En coulisses, le Qatar s’active pour convaincre les votants. Deux initiatives de l’émirat alertent la FIFA : le sponsoring par le Qatar du congrès de la Confédération africaine de football (CAF), en Angola, en janvier 2010, et l’organisation d’un match amical Brésil-Argentine, à Doha, en novembre 2010. « Le Qatar, c’était la vache à lait du sport mondial », ironise un ex-cadre de la FIFA.

A cette période, Jérôme Valcke charge l’ex-policier australien Chris Eaton de mener une enquête sur la campagne d’attribution des Mondiaux et de fournir d’éventuels éléments au comité d’éthique de la FIFA. Ce qui provoque la colère de M. Ben Hammam. L’enquête se révèle infructueuse et aucune anomalie ne sera trouvée par la FIFA.

L’attribution du Mondial 2022 au Qatar provoque un séisme à Zurich, au siège de la FIFA, où le triomphe de l’émirat est vu comme une bombe à retardement. « Blatter s’inquiétait de la pression médiatique. Il a sincèrement regretté la victoire du Qatar », affirme un ex-membre de sa garde rapprochée. L’un de ses partisans ne lui avait-il pas dit qu’une victoire de l’émirat scellerait « la fin de la FIFA » ?

  • La « guerre » entre Blatter et Ben Hammam

Début 2011, une « guerre » éclate entre M. Blatter et M. Ben Hammam. Alors que le premier évoque « l’échange de voix entre le Qatar et l’Espagne (candidate à l’attribution du Mondial 2018) », le second convoite la présidence de la FIFA. Lassé des manigances de son ancien allié, MBH se lance, en mars, dans la course au trône. Mais il voit sa candidature fragilisée, à quelques jours du scrutin de juin 2011.

M. Ben Hammam est accusé d’avoir voulu acheter les votes des membres de l’Union du football des Caraïbes avec la complicité du Trinidadien Jack Warner, alors patron de la Confédération d’Amérique du Nord et centrale et des Caraïbes (Concacaf).

Avant de s’expliquer devant le comité d’éthique de la FIFA, M. Ben Hammam est reçu dans son bureau par Blatter, en présence du cheikh Jassim, l’un des fils de l’émir. Un deal a été fait dans son dos entre la famille royale et le patron de la FIFA. MBH doit se retirer de la course à la présidence.

« Pas de candidature, pas de poursuite », promet Blatter à M. Ben Hammam, qui déclare forfait le 29 mai 2011. Mais le Suisse ne tient pas parole et le Qatari est suspendu temporairement par le comité d’éthique de la FIFA. Il est ensuite radié à vie en 2012 et se mure depuis dans le silence.

« Blatter avait très mal pris la candidature de MBH. A ce moment-là, le Qatar est en position de force et reste sur une série de succès. MBH représentait une vraie menace », assure un ex-dirigeant de la FIFA. « Quand le Qatar a gagné, Blatter a dit à l’émir : « maintenant que le Qatar a gagné, fous-moi la paix avec MBH », ajoute un fin observateur des arcanes de l’instance.

  • L’ultime bulletin de vote de décembre 2010 était pour le Qatar

« Les Qataris ne m’en ont jamais voulu (d’avoir été opposé à leur candidature). C’est pour cela qu’ils ont retiré la candidature de M. Ben Hammam contre moi en 2011 », glissait, en 2018, au Monde, l’Helvète.

Certains éléments laissent pourtant supposer que Sepp Blatter, persuadé que les jeux étaients faits, se serait prononcé pour le Qatar, le 2 décembre 2010, lors du 4e et dernier tour de scrutin. Conformément au protocole, comme président de la FIFA, M. Blatter a voté en dernier. Selon nos informations, l’ultime bulletin déposé dans l’urne, ce jour-là, était en faveur de l’émirat.

D’autre part, une confidence glissée par l’Helvète à un ex-membre éminent du comité exécutif de la FIFA intrigue. Après le scrutin, M. Blatter a ainsi soufflé : « Comme président, je ne pouvais voter que pour les gagnants. » Sans savoir que le dossier qatari deviendrait son fardeau.