Discrète mais attentive à toutes les évolutions de la musique, notamment dans le domaine de l’électronique en direct, Kaija Saariaho, 66 ans, a produit un abondant catalogue d’œuvres dont l’auteure se reconnaît en quelques secondes, dans des genres aussi variés que ceux de la musique de chambre, de l’orchestre et de l’opéra. Son style, tout en raffinement de timbres et d’harmonies, a valu à la compositrice finlandaise un statut de référence mondiale, que le festival ManiFeste honore en programmant ses pièces dans plusieurs concerts et en lui confiant une académie.

L’Ircam a beaucoup compté dans votre développement personnel. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

En fait, ces temps-ci je n’y viens plus souvent. Je possède un « home studio » à Paris et j’écris la plupart de mes œuvres à la campagne. La technologie a considérablement changé depuis mes débuts à l’Ircam, en 1982, à l’occasion d’un stage qui, pendant six semaines, permettait de découvrir non seulement des outils qui n’existaient nulle part ailleurs en Europe mais aussi d’aborder des domaines aussi passionnants que celui exploré par le psycho-acousticien Stephen McAdams. Beaucoup de choses attisaient ma curiosité, entre autres la synthèse des sons, que je peux aujourd’hui réaliser chez moi.

Si vous aviez 30 ans, comme lors de votre premier séjour à l’Ircam et que, à l’instar de la plupart des jeunes compositeurs d’aujourd’hui, vous disposiez d’un accès par Internet aux outils développés par cette institution, auriez-vous quand même envie de venir y travailler ?

Vous connaissez sans doute la boutade qui consiste à dire qu’à l’Ircam la machine la plus importante est la machine à café… Cela signifie que ce sont surtout les rencontres qui importent, en particulier quand on est jeune. Les échanges font souvent émerger des idées et des désirs de collaboration.

C’est d’ailleurs ainsi que vous avez rencontré votre futur mari, le compositeur et philosophe Jean-Baptiste Barrière.

En effet, ce ne fut pas la moindre de mes rencontres à l’époque de mes débuts ici, car elle a changé ma vie et nous avons depuis aussi beaucoup travaillé ensemble.

Et sur le plan technologique ?

Je me suis passionnée pour le programme « Chant », sorte de grande bibliothèque des paramètres qui affectent directement le son. Quels paramètres doit-on modifier pour qu’une voix de femme soit perçue comme une voix d’homme ou comme une partie de hautbois ? Des questions de ce type ont beaucoup stimulé mon imagination.

Quelle place l’ordinateur occupe-t-il dans votre vie quotidienne ?

Je prends beaucoup de notes à la main dans un journal, des petits cahiers et un agenda. Je pense qu’il faut laisser mûrir les choses avant de les noter. Ensuite, je fais une esquisse de l’ensemble et si je n’utilise pas l’ordinateur pour renouveler mon réservoir de sons – ce qu’il m’arrive de faire parfois – je ne m’en sers pas avant de créer un nouveau fichier et d’y entrer les premières données de la pièce. Je l’utilise alors comme une machine à écrire ; je crée des pages, j’écris des notes, j’imprime et je rajoute des dynamiques à la main.

Vous arrive-t-il de recourir au piano pour vérifier certains éléments ?

Cela m’arrive pour certaines harmonies, mais, en général, je m’en tiens à l’essentiel : imaginer la musique.

Comment pouvez-vous imaginer des sons électroniques qui n’existent pas et que vous allez créer de toutes pièces ? Vous les avez en tête ?

En général, j’ai une idée. Je trouve plus ou moins rapidement comment la réaliser, mais, souvent, ce sont des idées assez précises. Elles proviennent, bien sûr, de mes expériences avec certains outils. J’éprouve d’ailleurs une frustration dans ce domaine. Pendant des années, j’ai employé des outils informatiques qui dorénavant n’existent plus. Certains types de réverbération, par exemple, dont j’ai aimé la couleur et que je ne retrouve plus…

Ce travail aboutit souvent à un « son » qui vous est propre.

C’est normal. Si ma musique sonne d’une certaine manière, c’est que je l’ai imaginée ainsi. Il y a des personnes qui pensent que, pour moi, le timbre est le paramètre le plus important. En fait, tous les paramètres sont importants – et je ne les sépare pas – mais peut-être le timbre est-il le plus personnel ?

« On ne peut pas construire la musique juste avec des sons. »

Au-delà de ces considérations, vous semblez illustrer d’œuvre en œuvre une sorte de développement de la musique spectrale hors de l’époque et de l’esthétique qui l’ont vu naître.

Oui, sauf que je ne pense pas être une compositrice spectrale. J’ai gardé beaucoup de Palestrina, de Luigi Nono, de toute mon éducation sérielle et, quand j’ai découvert à Paris les musiques de Gérard Grisey et de Tristan Murail, je me suis sentie libérée et encouragée. Au sortir des études à Fribourg, en Allemagne, avec Klaus Huber et Brian Ferneyhough, je me trouvais soudain confrontée à des compositeurs à l’approche totalement différente, les spectraux, qui soutenaient que la musique est avant tout ce que l’on entend.

J’ai trouvé en eux des alliés, mais me ranger dans la catégorie spectrale ne semble pas juste. Pour moi, l’essentiel est de comprendre ce qu’est la perception. Le travail de la composition et le choix des outils en découlent. On ne peut pas construire la musique juste avec des sons. Il faut aussi penser à la mémoire pour percevoir la forme musicale.

Vous êtes aujourd’hui célébrée dans le monde entier comme une référence majeure de la musique contemporaine. Comment le vivez-vous ?

On va bientôt me remettre le titre de « doctor honoris causa » de la Juilliard School de New York et, dans cette même ville, il y a deux ans, mon premier opéra, L’Amour de loin, a bénéficié d’une diffusion mondiale depuis le Metropolitan Opera. J’ai reçu des messages d’un peu partout, de l’Afrique au Japon… J’ai été interviewée à l’entracte par Placido Domingo. C’était irréel. Je me suis demandé comment j’en étais arrivée là. Je suis quelqu’un de plutôt réservé et je n’ai jamais recherché une telle notoriété. Le succès de ma musique me donne beaucoup de responsabilités et j’essaie d’être à la hauteur dans toutes mes actions, mais c’est parfois lourd.

Qu’écrivez-vous actuellement ?

Une pièce d’orchestre qui s’intitule Vista et que j’ai dédiée à Susanna Mälkki pour son orchestre en Finlande, l’Orchestre philharmonique d’Helsinki. Juste avant, j’avais écrit un grand opéra, Innocence, qui sera créé l’an prochain lors du festival d’Aix-en-Provence. Sans aucun doute le travail le plus éprouvant que j’aie jamais effectué. Trois ans de composition, quasiment sans interruption… Alors, quand j’ai pu en sortir, j’ai eu l’impression de voir un nouveau paysage s’ouvrir devant moi, d’où le titre Vista.

CONCERTS

Spectral 1. Terrestre, de Kaija Saariaho ; Metanoia, de Sina Fallahzadeh ; Entrance, de Fausto Romitelli ; In a Large Open Space, de James Tenney. Elise Chauvin (soprano), Mathieu Dubroca (baryton), Julie Brunet-Jailly (flûte), L’Itinéraire, Mathieu Romano (direction), Serge Lemouton et Laurent Pottier (réalisation informatique musicale). Le 12 juin, à 20 h 30, Centre Pompidou, grande salle, place Georges-Pompidou, Paris 4e. De 10 € à 18 €.

Spectral 3. Nymphea, de Kaija Saariaho ; Quatrième Quatuor à cordes, de Jonathan Harvey. Quatuor Béla, Gilbert Nouno (réalisation informatique musicale). Le 20 juin, à 20 h 30, Musée de l’Orangerie, salle des Nymphéas, Jardin des Tuileries, Paris 1er. 10,70 €

Fête du Quatuor. Nymphea et autres œuvres pour quatuor à cordes, de Kaija Saarioha. Le 21 juin, à 14, 15, 16 et 17 heures, Musée de l’Orangerie, salle des Nymphéas. Entrée libre, sur réservation.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Ircam.