Manifestation à Dakar, le 25 mai 2019, suite au meurtre de Bineta Camara à Tambacounda, dans le centre du pays, le 18 mai. / SEYLLOU / AFP

C’est le meurtre de trop. Bineta Camara, 23 ans, est morte étranglée dans la maison familiale de Tambacounda, au Sénégal, par un agresseur qui a d’abord tenté de la violer. Ce décès, le 18 mai, a réveillé des milliers de voix pour dire « Doyna ! » (« Stop » en wolof) et « Dafadoye ! » (« Ça suffit »). Des cris de révolte contre la recrudescence des violences sexuelles dont sont victimes trop de femmes sénégalaises.

« Cette même semaine, alors que le pays se remettait de sa stupeur, on a encore découvert le corps nu d’une femme dans un marché de Dakar. Puis à Thiès, le cadavre d’une fille, Coumba Yade, violée et assassinée… Son meurtrier court toujours », résume Oumy Ndour, journaliste et cofondatrice du Collectif contre les violences faites aux femmes et aux enfants, créé après le meurtre de Bineta Camara. « Depuis toute jeune, j’entends parler de lutte contre les violences faites aux femmes. Ça dure sans changement, ajoute-t-elle. Aujourd’hui, on en a ras le viol ! »

Groggy, le pays s’est réuni le 25 mai sur la place de la Nation, au cœur de la capitale. Des dizaines de visages tuméfiés, lacérés, dégoulinant de faux sang. Les manifestantes se sont grimées pour choquer. D’autres, en contraste, portent le visage souriant et voilé de Bineta Camara sur des tee-shirts. « Le sang coule et on ne peut plus le cacher », lance Aminata Gueye, une balafre sur la joue. Elle, qui a vécu dix ans au Canada, sait que « le problème est international », mais ne peut comprendre pourquoi ici les pouvoirs publics ne réagissent pas ou si peu. « Nous ne nous sentons pas soutenues. Nous avons besoin que nos hommes politiques sortent dans la rue et s’engagent à nos côtés. L’Etat doit réagir à la hauteur des événements », précise-t-elle.

Une manifestante proteste contre les violences faites aux femmes, le visage couvert de fausses cicatrices, le 25 mai 2019 à Dakar. / Matteo Maillard

Sur l’estrade, des officiels se succèdent. La parlementaire Awa Gueye, deuxième vice-présidente de l’Assemblée nationale, entend déposer une proposition de loi pour punir plus durement ces viols « récurrents au Sénégal, assure-elle. Avec un appareil législatif plus dur, nous pourrons réellement combattre ces violences et protéger les Sénégalaises. » Un appel soutenu par la maire de Dakar, Soham El Wardini, qui demande à l’Etat « des peines de perpétuité avec travaux forcés ». Parmi ces citoyennes et ces militantes, un mot d’ordre revient sans cesse : la criminalisation du viol, encore considéré comme simple délit au Sénégal, passible de cinq à dix ans de prison.

« La peine maximale n’est appliquée que lorsque le viol est commis sur un mineur de moins de 13 ans, explique Oumy Ndour. Ça ne suffit pas. Il faut que les criminels sachent qu’ils ne peuvent pas s’en tirer quand ils violent. » L’émotion est d’autant plus forte chez les militantes qu’elles pensaient, un an après le #metoo sénégalais, que les choses avaient changé. « Vous faites tout pour que nous vous violions et, quand nous vous violons, nous allons en prison et vous continuez à être libre », avait lancé, à une heure de grande écoute, le professeur de philosophie Songué Diouf et chroniqueur d’une émission de télévision locale, le 9 mars 2018, au lendemain de la Journée internationale des femmes… Son commentaire avait déclenché une colère nationale et libéré la parole de centaines de femmes victimes.

Un an plus tard, tout semble à recommencer, mais le but est plus clair. « Nous voulons quitter l’émotion collective pour aller dans la direction de la loi, renchérit Oumy Ndour. Il y a vingt ans, quand la loi contre les violences faites aux femmes a été votée, c’était un grand pas. Mais, depuis, aucune évolution. C’est le moment de poser un nouvel acte majeur », estime-t-elle.

Oumy Ndour, journaliste et cofondatrice du Collectif contre les violences faites aux femmes et aux enfants, créé après le meurtre de Bineta Camara, durant la manifestation du 25 mai 2019 à Dakar. / Matteo Maillard

Avec le soutien de femmes parlementaires et de l’Association des juristes sénégalaises (AJS), le collectif a soumis un mémorandum invitant l’Etat à une « application ferme et rigoureuse de la loi pénale avec le maximum de la peine prévue » et à une révision de la loi afin que le viol soit criminalisé. « La véritable nécessité, c’est l’harmonisation et l’application des lois déjà votées », avance Aby Diallo, présidente de l’AJS. Le Sénégal a ratifié le protocole de Maputo en 2003, garantissant aux femmes l’égalité de leurs droits et une autonomie renforcée. « Alors que ce protocole fixe l’âge du mariage à 18 ans, il est arrêté à 16 ans dans le code de la famille sénégalais », affirme-t-elle. Quant aux peines attribuées dans les affaires de viol, « elles sont bien souvent trop faibles », précise-t-elle.

Un phénomène que Mouhamadou Lamine Kamite, ami de Bineta Camara, attribue au sutura et au neup neupeul. Deux concepts de la pudeur, propres à la société sénégalaise, qui requièrent que les conflits soient réglés en privé, dans la discrétion familiale. « C’est une façon d’étouffer l’affaire, de laver son linge sale en famille, alors que la plupart des viols et des violences sont le fait de proches, dénonce-t-il. Il faut changer d’état d’esprit. Bineta a été tuée par un ami de la famille qui la connaissait depuis toute petite. »

Une position difficile à tenir dans une société arc-boutée sur ses valeurs. « On ne renie pas nos traditions, mais quand ça touche à l’intégrité physique des femmes et des enfants, il faut être capable de faire la différence entre avoir des secrets et créer des martyrs, martèle Oumy Ndour. La ligne entre pudeur et omerta doit être plus nette. Hors de question que la honte soit du côté des victimes. »

Effet de la grogne sociale ? Le 27 mai, la justice a réagi avec une rare célérité, faisant comparaître Ousmane Mbengue, jeune auteur d’un commentaire injurieux sur Facebook. « On devrait diminuer l’effectif des femmes au Sénégal pour espérer éventuellement être un pays développé un jour. On doit en tuer beaucoup même […]. Car les problèmes viennent des femmes », avait-il écrit. Il s’est excusé, contrit devant la juge, qui l’a condamné à six mois de prison avec sursis pour provocation et incitation à la commission d’un crime ou d’un délit.

« Le droit des femmes tarde à être une réalité »

Arrêté lui aussi, le meurtrier de Bineta Camara attend son jugement. Selon l’une de ses cousines, très proche d’elle, Bineta était « une femme forte, pure, intelligente, aimée de tous et toujours à l’écoute. Nous avions des projets de commerce. Elle voulait devenir quelqu’un avant de se marier ». Ce profil est aussi la raison pour laquelle sa mort a été un électrochoc et a secoué tout le pays. Jeune fille d’une famille respectée, voilée et discrète, bien éloignée des reproches habituellement faits aux victimes de viol : « provocantes » ou « dévergondées ». « Bineta est devenue le visage innocent de toutes les Sénégalaises maltraitées par des proches mais qui n’osent pas parler, ajoute-t-elle. Depuis son décès, je reçois des messages de filles qui racontent leur viol pour la première fois. » 68 % des Sénégalaises n’osent pas parler des violences qu’elles subissent, avait affirmé en décembre 2018 Ndèye Saly Diop Dieng, ministre sénégalaise de la femme, de la famille et du genre.

Ce réveil national est remonté jusqu’au président Macky Sall, qui a annoncé ce lundi 3 juin avoir demandé à son ministre de la justice de préparer un projet de loi criminalisant le viol et la pédophilie, qui sera présenté à l’Assemblée nationale. D’autres politiciens et militants ont rouvert le débat sur la peine de mort, abolie en 2004. « Pas notre combat, balaie Oumy Ndour. On ne doit pas perdre du temps et de l’énergie dans ce faux débat, alors qu’on peut atteindre un but concret en criminalisant le viol. »

Un élan qui peut avoir du bon malgré « les lenteurs usuelles à faire passer des lois au Sénégal, qui se comptent parfois en décennie », souligne Marina Kabou, membre de l’AJS et du Collectif contre les violences faites aux femmes et aux enfants. « Le droit des femmes tarde à être une réalité, souffle-t-elle. Et une loi dissuasive ne fait pas tout. On doit miser sur le développement et l’éducation, plus efficaces à long terme. Je crains que nos enfants doivent encore continuer le combat. »