LA LISTE DE LA MATINALE

Des bagnes du tsar à l’orée du XXe siècle à une « taupe » occidentale au sein du KGB au début des années 1970 en passant par l’évolution du droit de circuler sur les mers, l’histoire est à l’honneur cette semaine. On peut aussi arpenter les routes du Vieux Sud américain avec Lionel Salaün ou se plonger dans les vagabondages littéraires de Cees Noteboom.

RÉCIT. « 533. Le livre des jours », de Cees Noteboom

Entre le 1er août 2014 et le 15 janvier 2016, Cees Noteboom a tenu… comment l’appeler ? un journal ? une suite de fragments ? Lui-même a du mal à nommer son entreprise : « Quand j’ai donné le texte à mon éditeur allemand, Suhrkamp, je n’avais pas de titre, alors j’ai compté le nombre de jours : 533. C’est un chiffre que j’aime bien, 33. Alors on a intitulé ça comme ça : 533. Le livre des jours. »

Pensées, souvenirs, rêves, vagabondages, l’ouvrage est cousu comme un kilim turc : des fragments vifs et colorés, de tailles inégales, assemblés les uns aux autres pour composer un tapis original et éclatant. Y a-t-il un dessin dans le tapis ? Un dessein plutôt : prendre le lecteur par la main et sauter avec lui d’une case à l’autre, de l’astronomie à la botanique, de la mythologie à la musique, de l’actualité à la politique, toutes ces disciplines se fécondant l’une l’autre. Musarder, s’émerveiller. Puis revenir à la gravité du monde. Celui qui blesse, qui écorche, mais fait de belles fleurs.

Le 533e jour, Nooteboom roule en voiture jusqu’à Punta Prima, à Minorque, pour contempler le phare de l’Isla del Aire. A quoi songe-t-il au soir du dernier jour ? Il ne le dit pas. Il observe le phare. « Je reste un bon moment sans bouger, au loin la lumière mécanique suit ses propres lois électriques. » Un trait de lumière sur l’eau noire. Qui jamais n’empêcha les naufrages. Florence Noiville

« 533. Le livre des jours » (533. Een dagenboek), de Cees Nooteboom, traduit du néerlandais par Philippe Noble, Actes Sud, 252 p., 22,50 €. / ACTES SUD

HISTOIRE. « Une mer jalousée », de Guillaume Calafat

Il n’y a rien d’aisé à délimiter des frontières maritimes, en particulier durant l’Ancien Régime, une époque où le droit international est encore en pleine gestation. Guillaume Calafat, historien moderniste à l’université Panthéon-Sorbonne, explore un débat devenu crucial au XVIIe siècle : celui de la liberté des mers et du droit de circuler.

Cartes, croquis et images introduisent chacun des chapitres pour nous guider d’une rive à l’autre de la Méditerranée, en commençant par Venise, cité-Etat en déclin, mais qui a longtemps imposé sa souveraineté sur l’Adriatique. C’est aussi à Gênes, dans le golfe du Lion, ou dans la « mer Blanche » des Ottomans, que les savants, juristes, bureaucrates et cartographes collaborent ou s’affrontent pour répondre aux enjeux juridiques de la circulation des biens et des personnes, malgré les guerres et les oppositions religieuses.

La force du livre est de montrer à quel point les principes de propriété ou d’occupation des territoires relèvent de constructions savantes complexes, qui ne sont en rien « naturelles ». Au moment où les frontières de la Méditerranée sont devenues si meurtrières, cela nous contraint à interroger nos propres catégories juridiques pour percevoir la fragilité des justifications sur lesquelles elles reposent. Claire Judde de Larivière

« Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté » (Méditerranée, XVIIe siècle), de Guillaume Calafat, Seuil, « L’univers historique », 456 p., 25 €. / SEUIL

ROMAN. « Whitesand », de Lionel Salaün

C’est un roman américain écrit en français, qui taille la route vers le Sud au volant d’une Mustang verte si « pourrie » qu’un jour elle lâche. Vestige parmi les vestiges, la voilà qui cale dans la vase du bayou de Huntsville, Mississippi. Son conducteur découvre alors un monde que les années 1970 ont laissé intact.

Arrivé du Nord, Ray est la figure de l’étranger – celui qui par ses interrogations réveille le passé. A Huntsville, la peur est toujours présente et le danger palpable pour les nouveaux venus comme pour ceux que les habitants continuent à appeler « les oncles » ou « les tantes », comme au temps de l’esclavage.

Les Noirs travaillent toujours pour les Blancs avec la même « allégeance outrée » et rentrent le soir dans « leur quartier ». Pendant ce temps, le reste du pays s’embourbe dans la guerre du Vietnam. Mais le Mississippi est si loin de tout que les habitants n’en perçoivent qu’un lointain écho, juste suffisant pour apporter de l’eau au moulin du racisme ambiant.

Lionel Salaün joue avec maestria de ses longues phrases. Il ne manque pas de souffle pour décrire cette terre et les orages qui la traversent. L’ère des plantations est révolue, les outils rouillent désormais sous le porche et les propriétaires terriens ont perdu de leur superbe. Mais gare à celui qui s’approche, car leur rancœur est à portée de fusil. Maylis Besserie

« Whitesand », de Lionel Salaün, Actes Sud, 252 p., 19,80 €. / ACTES SUD

HISTOIRE. « L’Espion et le Traître », de Ben Macintyre

Aussi passionnant qu’un roman d’espionnage, le récit de la carrière d’Oleg Gordievsky, haut cadre du KGB « retourné » par les services britanniques au début des années 1970, a été un best-seller de 2018 outre-Manche. A raison. Le livre de Ben Macintyre, fascinante exploration des arcanes du KGB et de ses méthodes de travail, va bien au-delà. Il montre comment un brillant officier a pu, par choix idéologique, décider de changer de camp et d’alimenter les Occidentaux avec des informations cruciales.

Le système soviétique était alors à bout de souffle et les défections, y compris au cœur des organes de sécurité, n’étaient plus exceptionnelles. A la même époque, les services français traitaient la source « Farewell », le nom de code du colonel du KGB Vladimir Vetrov, qui sera arrêté en 1982 après avoir poignardé un policier soviétique et exécuté.

Oleg Gordievsky, lui, fut trahi par un cadre de la CIA, Rick Ames. Celui-ci, retourné par les Soviétiques, évoqua auprès d’eux une taupe occidentale haut placée dans le KGB, sans pour autant fournir son nom, ce qui n’empêcha pas les agents de porter leurs soupçons sur Gordievsky. Son exfiltration, en juillet 1985, par les Britanniques, au terme d’une opération qui demeure un chef-d’œuvre du genre, est un épisode à ce point rocambolesque qu’aucun scénariste n’aurait osé l’écrire. Ce livre la raconte pour la première fois en détail. John le Carré a salué l’ouvrage en connaisseur. Marc Semo

« L’Espion et le Traître » (The Spy and the Traitor. The Greatest Espionage Story of the Cold War), de Ben Macintyre, traduit de l’anglais par Henri Bernard, De Fallois, 408 p., 23,40 €. / DE FALLOIS

RÉCIT. « Dans les bagnes du tsar », de H. Leivick

Des ténèbres d’un cachot à la clarté éblouissante des steppes de Sibérie, le récit que fait l’auteur yiddish H. Leivick (1888-1962) de ses années de captivité dans les geôles tsaristes au début du XXe siècle, sous le règne de Nicolas II, ressemble à une remontée des enfers.

Dans les bagnes du tsar, écrit en 1958 au Etats-Unis (où il a pu émigrer en 1913), soit cinquante ans après les faits, dépeint la dureté des conditions dans lesquelles vivent les prisonniers, à l’heure de la reprise en mains musclée menée par le premier ministre du tsar Nicolas II, Piotr Stolypine. Le livre s’ouvre ainsi sur une scène terrifiante où Leivick se retrouve dans le noir le plus opaque d’une cellule minuscule, sens et repères spatio-temporels brouillés. Quand un codétenu, soumis à la même punition, vient rompre son isolement, il se révèle être un meurtrier dénué de tout remords.

Ce récit poignant, auquel se mêlent quelques scènes de vision (l’apparition du père du narrateur, ou encore celle du prophète Elie), dit pourtant la possibilité d’une fraternité entre les hommes. Qu’ils discutent du sens du meurtre chez Dostoïevski ou de la nécessité du maintien des idéaux révolutionnaires malgré la répression sanglante, les forçats, détenus politiques ou prisonniers de droit commun, montrent une ouverture constante au dialogue.

De cette longue épreuve vers la libération espérée, H. Leivick tire un splendide chant d’infortune, irrigué par la foi en une humanité pacifiée. Ariane Singer

« Dans les bagnes du tsar » (Af tsarisher katorge), de H. Leivick, traduit du yiddish par Rachel Ertel, L’Antilope, 502 p., 23,50 €. / L'ANTILOPE