Manifestation à Alger, le vendredi 31 mai 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS

Farida Souiah est docteure en sciences politiques, chercheuse affiliée à Aix-Marseille Université. Elle a consacré ses travaux aux harraga (« ceux qui brûlent les frontières ») en Algérie et en Tunisie, en s’intéressant notamment aux liens entre migrations et politisations. Elle a codirigé avec Marie Bassi le numéro de Critique internationale (n° 83, 2019/2, 228 p.) : « Corps migrants aux frontières méditerranéennes de l’Europe ».

Voilà trois mois et demi que la mobilisation protestataire a commencé en Algérie. Peut-on commencer à mieux en dessiner les contours ?

Il s’agit d’une mobilisation inédite dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. Parce qu’elle est de grande ampleur, parce qu’elle touche toutes les régions, toutes les couches sociales, toutes les générations. Mais aussi par sa durée. Le mouvement ne s’est pas satisfait de ses premières avancées [refus du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika…]. Il porte une forme de radicalité, bienvenue, à savoir la demande d’un changement complet du personnel politique et du régime. Ce mot d’ordre a réussi à fédérer une Algérie qui a souvent été divisée.

En tant que chercheuse, vous avez beaucoup travaillé sur le phénomène des harraga, ces « brûleurs de frontières », qui optent par désespoir pour la migration clandestine. Or vous avez observé que la figure du harrag est très présente dans le mouvement. Que cela signifie-t-il ?

Déjà, avant le début du mouvement, les harraga étaient mobilisés telle une figure symbolique permettant d’articuler un discours contestataire. Le fait qu’une partie de la jeunesse soit prête à mourir pour partir était dénoncé comme la manifestation des dysfonctionnements politiques et économiques de l’Algérie. Depuis le 22 février, les harraga sont très présents dans les chants ou les slogans des protestataires, comme : « Pour la première fois, je n’ai pas envie de quitter mon Algérie ». Il y a même parfois une dimension carnavalesque aux manifestations avec par exemple cette procession du 22 mars à Oran autour d’une barque [symbole des départs en mer] accompagnée d’une banderole : « Réservée par le pouvoir ». En plus de la jeunesse populaire qui peut s’identifier aux harraga, il y a des couches sociales plus aisées qui leur demandent pardon. Ainsi, cette pancarte, toujours à Oran : « Pardon aux harraga d’avoir mis autant de temps à vous défendre. »

La jeunesse est aux avant-postes de la mobilisation. Quel est l’enjeu de cette présence massive ?

Il faut comprendre que ce mouvement est d’abord une réconciliation des Algériens avec eux-mêmes. Quand je travaillais auprès de jeunes de quartiers populaires à Oran et Mostaganem en 2011 et que je demandais à mes interlocuteurs pourquoi ils ne se soulevaient pas comme en Tunisie ou en Egypte, ils me répondaient : « Si on se soulève, on va tout casser, ce sera l’émeute ». Aujourd’hui, une grande partie des jeunes croient de nouveau en leur capacité à se mobiliser et à changer le pays. Ils font acte de citoyenneté et de civisme en allant jusqu’à organiser le ramassage des ordures dans le sillage des manifestations. Cela réconcilie l’Algérie avec sa jeunesse, et la jeunesse avec l’Algérie.

Et la jeunesse étudiante ?

Son rôle est primordial. Car il n’y a pas que les manifestations du vendredi, il y a aussi les mardis étudiants. Avec la massification de l’enseignement supérieur, l’Algérie compte aujourd’hui 1,7 million d’étudiants, dont près de 60 % sont des étudiantes.

Cette dimension générationnelle n’est-elle pas précisément ce qui a rendu possible le mouvement ? Les jeunes sont moins intimidés que leurs aînés par l’invocation de la mémoire de la violence passée…

On peut se demander en effet si le pouvoir ne s’est pas piégé lui-même en interdisant tout travail critique de mémoire sur ce qui s’est passé dans les années 1990 dans la loi sur la réconciliation nationale. Les jeunes qui ont 18 ans aujourd’hui n’ont pas connu la décennie noire et la mémoire de cette violence ne s’est pas réellement transmise dans les familles. Du moins, il reste beaucoup de non-dits. Ainsi, le chantage au risque de rebasculer dans la violence passée est un épouvantail qui n’a pas fonctionné auprès d’une génération qui ne l’a pas physiquement connue. Cela n’a pas pu la dissuader de descendre dans la rue.

La mobilisation actuelle va-t-elle influer sur la scène intellectuelle et artistique algérienne ?

Il y a une ébullition extraordinaire. J’évoquais tout à l’heure la dimension carnavalesque qui est en elle-même une expression artistique. C’est de l’art protestataire. On voit se mettre en place des dispositifs de sensibilisation pour frapper les esprits, comme l’image de cette jeune femme à Alger en train d’esquisser un geste de danse classique. Il y a toute une série de productions artistiques – chants, écrits, graphisme, etc. – qui accompagnent le mouvement en plus de la mobilisation des artistes en tant qu’artistes. Tout cela va avoir une profonde résonance sur la création artistique. On l’a déjà vu en Tunisie au lendemain de la révolution de 2011, notamment dans le cinéma.

Vous évoquez la Tunisie. La vague des « printemps arabes » fait-elle partie du référentiel de la protestation algérienne ?

Le mouvement algérien exprime un refus très fort d’être comparé à ce qui se passe ou s’est passé à l’étranger. Car le pouvoir a essayé de brandir la peur du chaos de type syrien ou libyen. Dès le départ, les manifestants ont clamé : « On n’est pas en Syrie ». En fait, l’imaginaire politique de ce mouvement est plutôt algéro-centré. Le référent, c’est l’indépendance. Certaines personnes ressortent des drapeaux qui avaient été brandis lors des manifestations de 1962. C’est l’idée que le mouvement actuel consacre une « nouvelle indépendance ». L’indépendance, c’était le peuple. Et là, c’est de nouveau le peuple. On « fait peuple » dans ces manifestations.

Pourquoi cette durée, cette mobilisation qui ne semble pas s’essouffler sérieusement ?

Parce que la première étape, celle du départ du régime, n’a pas encore été franchie. Tout le monde se retrouve autour de cette revendication. Ceci étant dit, il peut y avoir des divergences, notamment le débat sur l’organisation du mouvement : faut-il se doter de représentants ? Beaucoup de gens y sont à ce stade hostiles, car des représentants pourraient être cooptés par le régime, qui a été très habile, dans le passé, pour étouffer ou réprimer la contestation. Et il y a d’autres facteurs clivants qui vont surgir dans le débat politique. Il faut espérer qu’ils n’émergent qu’une fois le départ du régime acquis.

Quels types de facteurs clivants ?

La question islamiste en premier lieu.

Les islamistes tentent-ils de peser sur le mouvement ?

Pour l’instant, on ne les voit pas en tant que tels. D’abord, il faut préciser que le mot « islamiste » veut tout dire et ne rien dire. Il recouvre des réalités très différentes, entre l’islamisme radical et violent et les partis islamistes qui s’inscrivent dans le jeu politique, et qui sont plutôt des partis conservateurs. La première catégorie, les radicaux, on ne les voit pas. Quant à la deuxième catégorie, si une transition politique s’installe, il est peu probable qu’elle exclue ces partis islamistes conservateurs. Mais, aujourd’hui, ces derniers sont peu visibles. Il y a dans le mouvement une telle suspicion vis-à-vis des partis politiques institués, quels qu’ils soient, que je ne pense pas qu’ils aient la velléité, ou plus précisément la possibilité, de récupérer quoique ce soit. Pas pour l’instant, en tout cas.