Steffi Graf qui rit et Martina Hingis qui pleure (au second plan), le 5 juin 1999, lors de la cérémonie de remise des trophées sur le Central de Roland-Garros. / AFP/Thomas Coex

Ce samedi 5 juin 1999, il pleut sur la porte d’Auteuil comme il va bientôt pleurer dans le cœur de Martina Hingis. La finale dames de Roland-Garros est retardée d’une heure. Sur France 2, le journaliste Pierre Sled meuble comme il peut, sans se mouiller dans les pronostics. « On a à la fois envie que Steffi Graf confirme sa suprématie de ces dernières années sur le tennis international, et puis en même temps c’est vrai que Martina Hingis est tellement souriante, elle a un tellement beau jeu, elle est tellement jeune, tellement fraîche qu’on aimerait bien la voir gagner pour la première fois ici à Roland. »

Tellement sûre d’elle aussi, la numéro un mondiale. Après sa demi-finale, la joueuse suisse ne cache pas son soulagement d’avoir à affronter Steffi Graf plutôt que l’Américaine Monica Seles­ : « Elle sera nerveuse », prédit-elle, impatiente d’envoyer l’Allemande aux 21 titres de Grand Chelem à la retraite. Elle a même déjà choisi sa robe pour poser avec le trophée devant les photographes.

Le tableau s’est dégagé depuis le tirage au sort, avec la disparition prématurée des deux sœurs Williams, Venus et Serena. La Suissesse n’a pas perdu un set de la quinzaine, a écœuré la Française Amélie Mauresmo au deuxième tour (6-3, 6-3) et l’Espagnole Arantxa Sanchez (6-3, 6-2), triple lauréate et tenante du titre, en demi-finales.

Pendant un set et demi, Steffi Graf est baladée

Graf, elle, a hérité d’un parcours plus corsé : elle a dû se débarrasser de l’Américaine Lindsay Davenport en quarts de finale et de sa grande rivale Seles en demies – à chaque fois en trois sets. A vrai dire, plus grand monde ne l’attendait à ce stade de la compétition. L’ex-numéro un mondiale, détentrice du record de semaines passées à cette place (377), est redescendue au 6e rang. Surtout, celle qui s’apprête à fêter ses 30 ans n’a plus atteint le dernier carré en Grand Chelem depuis trois ans. La revoir en finale de Roland-Garros, où elle a triomphé cinq fois déjà, est presque inespéré. « L’histoire serait belle de voir de nouveau Graf s’imposer ici », s’enflamme le journaliste de France 2, Lionel Chamoulaud, aux commentaires avec Jean-Paul Loth, l’ancien capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis.

Mais la partie débute mal pour Graf, qui joue faux. Pendant un set et demi, l’Allemande est baladée par la nouvelle merveille du circuit, 18 ans à peine. La Suissesse possède tous les coups du tennis, a toujours un temps d’avance, appuie là où ça fait mal. Le public et son adversaire ne peuvent qu’admirer sa science du jeu. A 6-4, 2-0, elle se dit qu’elle le tient, ce dernier Grand Chelem qui manque à son palmarès.

Graf sert pour recoller à 2-1, Hingis tente un retour en coup droit long de ligne jugé trop long… et la partie chavire. La Suissesse conteste la décision. L’arbitre de chaise, Anne Lasserre-Ullrich, veut vérifier la marque avec la juge de ligne, mais impossible de la retrouver. « On perd la trace, donc j’applique la règle qui est que, dans un tel cas, on conserve l’annonce originale, se remémore 20 ans après l’une des deux seules femmes arbitres badge d’or (le plus haut niveau d’arbitrage) en France. Je lui dis que le point est accordé à Graf mais elle ne l’entend pas et demande à rejouer le point. Je remonte sur ma chaise et quand je me retourne, elle est de l’autre côté du filet [pour montrer elle-même la marque] », ce qui est interdit par le règlement.

Steffi Graf (Hingis' 99 French Open Debacle)
Durée : 04:09

« On n’était pas loin de la disqualification »

Sourire diabolique en coin, Hingis refuse de continuer à jouer et se rassoit en plein jeu. Le juge arbitre du tournoi, Gilbert Ysern, et la superviseure de la WTA, Georgina Clark, pénètrent sur le terrain pour essayer de raisonner l’ado capricieuse. « J’essaie de continuer le match et de le terminer. On n’était pas loin de la disqualification, raconte Anne Lasserre-Ullrich, 31 ans à l’époque, qui arbitrait ce jour-là sa troisième finale à Roland-Garros. Emotionnellement, c’était super intense, voire un peu choquant. »

Le public, jusque-là plutôt sage, se met à encourager bruyamment Graf et à siffler l’impudente. Des « Steffi ! Steffi ! » dégringolent en rafales des tribunes. La partie reprend, tant bien que mal. A 5-4, Hingis sert pour le match. Nouvelles huées. Graf arrache le set (7-5).

Hingis s’accorde ensuite une longue pause toilettes de sept minutes pendant que Graf, qui entre-temps a eu le temps de se changer, se joint à la ola du central. « Quand Hingis part aux toilettes, c’est du délire, on ne s’entend plus », raconte Anne Lasserre-Ullrich. A son retour des vestiaires, la Suissesse a changé de tenue et de coiffure et est accueillie par une bronca. Puis, à deux reprises, Hingis sert à la cuillère alors qu’elle a une balle de match contre elle, à 5-2. En 1989, le public avait applaudi l’audace du jeune Américain Michael Chang contre le Tchèque Ivan Lendl, cette fois il conspue l’arrogante Suissesse. La jeune femme capitule. « Jeu, set et match mademoiselle Graf ».

« Le match le plus fou, le plus bizarre de ma carrière »

Hingis vient de perdre pour la deuxième fois en trois ans en finale de Roland-Garros. La Suissesse quitte le court sous les sifflets. Sa mère la ramène en larmes pour la cérémonie de remise des trophées, qu’elle a envisagé de zapper. Après quelques mots en français, le public consent pour la première fois du match à l’applaudir.

Martina Hingis en larmes au côté de sa mère et entraîneuse. / AFP/Thomas Coex

« C’était trop dur de jouer contre Steffi Graf, 16 000 personnes, l’arbitre et les juges de ligne », commentera-t-elle après coup. « C’était le match le plus fou, le plus bizarre de ma carrière », dira de son côté Graf. Elle ne sait pas encore que ce Grand Chelem sera son ultime. Hingis aussi : Roland-Garros restera le seul à manquer à son palmarès en simple.

« Hingis m’a serré la main à la fin du match mais elle ne s’est jamais excusée », raconte Anne Lasserre-Ullrich, qui évoque une « erreur de jeunesse ». La Française n’arbitrera pas la vaincue pendant quelques semaines. « Emotionnellement et psychologiquement, c’était mieux pour elle comme pour moi. J’ai mis un moment à digérer le match. Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est que j’ai enchaîné avec Wimbledon, où j’ai reçu le soutien des joueurs et joueuses. J’ai arbitré une demi-finale, ça m’a relancée. »

Elle prendra sa retraite d’arbitre en 2002. Mais en gardant un pied dans le tennis, toujours juge arbitre internationale. « Je fais quelques tournois par an pour garder ma certification, précise-t-elle. Sur le coup je n’en avais pas du tout conscience mais avec du recul, je me dis que j’ai participé à ce match qui est entré un peu dans l’histoire. »

La dernière finale de l’US Open, en septembre 2018, marquée par le « Serenagate » – Serena Williams s’était emportée violemment contre l’arbitre après avoir été avertie à trois reprises – lui a-t-elle rappelé quelques souvenirs ? « J’ai eu de l’empathie pour Carlos [Ramos, l’arbitre de chaise], oui, même si on n’a pas encore eu le temps d’en reparler… »