Un poisson dragon pêché au large de la Californie. / AUDREY VELASCO

« Zoologie ». C’est un monde à part, un univers hostile, un milieu mal connu, où tous nos repères disparaissent. Ici règnent des pressions insupportables pour la plupart des créatures vivantes, des températures réfrigérantes, une nuit éternelle. Vivre y impose donc un degré particulier d’adaptation pour les espèces. Et un lot exceptionnel de surprises pour les scientifiques. Il y a peu, nous racontions la vision hors du commun des poissons des grands fonds, capables de déceler l’imperceptible… en couleurs. Mais, dans la course aux armements développée sous les mers, s’il importe de voir, se dissimuler s’avère tout aussi nécessaire. Pour éviter les prédateurs, ou pour atteindre ses proies.

Le poisson dragon est certainement un des êtres les plus effrayants qui soient. Vus de loin, ses quelque 15 cm à 25 cm de long peuvent laisser indifférents. Mais ses ondulations le transforment vite en serpent. Et, si l’idée lui vient d’ouvrir la bouche, l’étonnement laisse place à l’effroi : le poisson noir disparaît derrière une mâchoire immense couverte de dents d’autant plus impressionnantes qu’elles sont transparentes. Les créateurs d’Alien ne s’y sont pas trompés, qui ont affublé un de leurs monstres d’une telle denture.

Une équipe internationale détaille, dans la revue Matter, les secrets de cette arme redoutable. Un curieux mélange de faiblesse et de force. Afin d’ouvrir bien grand la bouche, le vorace animal a développé une mâchoire dite « molle ». Mais il en compense le peu de puissance par une denture particulièrement acérée. Cinq fois plus pénétrante que celle du fameux piranha, selon les mesures réalisées par les scientifiques, cette série de poignards entre dans la chair de ses proies comme dans du beurre. Encore faut-il s’approcher d’elles. Ou les faire venir à soi. Pour cela, Aristostomias scintillans dispose d’une sorte de barbe photoluminescente qui attire les poissons telle la lumière les papillons de nuit, d’autant plus facilement que les dents sont invisibles.

Minuscules nanocristaux

C’est sur ce dernier aspect que Marc Meyers et ses collègues de l’université de Californie à San Diego (UCSD) viennent de réaliser une percée. Le scientifique brésilien traque depuis vingt ans les matériaux improbables de la nature, écailles de poissons, becs et plumes d’oiseaux, os en tout genre. « J’avais entendu parler de ces crocs transparents, j’ai eu envie de comprendre », raconte-t-il. Avec l’océanographe Dimitri Deheyn (Scripps Institution of Oceanography), il a donc prélevé quelques spécimens, abondants au large de la Californie, pour peu que l’on descende au-dessous de 500 mètres. Puis l’équipe s’est rapprochée d’Eduard Arzt, directeur de l’Institut des nouveaux matériaux de Sarrebruck, en Allemagne, pour profiter des capacités d’imagerie exceptionnelles du centre.

« Nous espérions découvrir un matériau vraiment nouveau, raconte le chercheur. Mais non : l’émail et la dentine sont comme chez nous composés de collagène et d’hydroxyapatite. En revanche, nous y avons décelé de minuscules nanocristaux, d’environ 20 nanomètres, qui se sont avérés assurer la transparence. » En réduisant tout à la fois la diffusion lumineuse et la capacité des dents à réfléchir la lumière, plus particulièrement dans la longueur d’onde émise par la barbe luminescente, les impuretés assurent l’invisibilité des dents sur le fond noir de la bouche. « Avec les mêmes matériaux de départ, la nature a créé des propriétés complètement différentes : c’est fascinant », s’enthousiasme le scientifique brésilien.

L’équipe entend désormais mesurer les autres particularités de ces dents, leur rigidité et leur résistance à la fracture, notamment. Marc Meyers espère surtout synthétiser « une nouvelle classe de matériaux bio-inspirés, résistants et transparents ». Un rêve de dragon.