Et si avant de filer le parfait amour avec votre nouvelle conquête vous deviez affronter tous ses ex dans un combat pas vraiment à la régulière ? C’est ainsi que la petite vie tranquille de Scott Pilgrim, canadien de 23 ans un brin flemmard et bassiste des Sex Bo-omb, se transforme en véritable tournoi digne d’un jeu vidéo le jour où il rencontre la mystérieuse Ramona Flowers.

Avant d’être incarné en 2010 par Michael Cera dans un film du fantasque Edgar Wright (Shaun of the Dead, Hot Fuzz, Baby Driver), Scott est né en 2004 de la plume du dessinateur Bryan Lee O’Malley. Avec un style pop mélangeant originalement comics, manga et rhétorique du jeu vidéo, le dessinateur canadien est devenu non seulement une référence de la bande dessinée, mais aussi l’un de ceux qui ont redonné du souffle à la figure du loser magnifique et du nerd au début des années 2000.

Le créateur était de passage en France début juin, à l’invitation du label Hi Comics, qui a entrepris de rééditer les six tomes de sa série culte en version colorisée de luxe.

Quand « Scott Pilgrim » est sorti, il était encore rare de voir des nerds ou des losers en héros de séries populaire. Pensez-vous que l’opinion sur ces personnages a changé depuis ?

En 2004, on recourrait moins à eux. A l’époque je voulais explorer un personnage considéré comme inférieur, qui ne se comportait pas de façon héroïque, voire ne se comportait pas bien du tout. Mais je voulais surtout faire une histoire sur tout ce qui me plaisait dans les mangas, les jeux vidéo et le rock indépendant, tous mes centres d’intérêts en fait. Et c’est ce personnage qui en est ressorti.

Quels aspects de « Scott Pilgrim » sont directement inspirés de votre vie ?

Il y en a un tas. Ma vie était très proche de la sienne quand j’ai commencé à dessiner en 2003-2004. J’avais dans les 25 ans, je faisais partie de groupes de musique, j’avais un coloc’gay et ma sœur ne vivait pas loin. Tout un tas de personnes qui faisaient partie de ma vie apparaissaient, même s’ils étaient différents dans les livres. Comme je ne suis pas très fort pour interagir avec les gens dans la vraie vie, je pense que je le faisais en écrivant et dessinant.

A voir la manière dont est construite votre BD, Scott vit d’une certaine façon dans un jeu vidéo. Etait-ce quelque chose que vous fantasmiez ?

La série était basée sur ma propre vie, mais je voulais rendre cela plus fun, donc j’ai essentiellement mixé un tas de concepts tirés de jeux vidéo, animes et mangas, au quotidien. Et j’ai adoré ça.

Reprendre le champ lexical et visuel du jeu vidéo n’était pas si courant que ça dans la BD américaine d’ailleurs.

En effet, ce n’est pas quelque chose que beaucoup de dessinateurs faisaient à l’époque. Les trucs geeks n’étaient pas très répandus en 2004. Ce n’est qu’après qu’il y a eu une grosse vague. Scott Pilgrim était un peu en avance sur son temps ; je me suis trouvé au bon endroit, au bon moment. Ce qui est une chance pour moi, car quinze ans après, il est toujours populaire, il a toujours du sens pour les gens. Après, il est vrai que le temps a bien passé : c’était avant les smartphones et YouTube.

Vous avez aussi dessiné la jaquette de « Fez », un jeu de plate-forme indépendant canadien qui a remporté un vif succès critique. Quels jeux vidéos vous ont marqué ?

Aujourd’hui je ne joue plus autant, je joue principalement à des jeux anciens comme ceux de la Super Nintendo. Un jeu que j’ai adoré et qui m’a beaucoup inspiré pour Scott Pilgrim c’est River City Ransom, sorti sur Nintendo dans les années 1980. C’est un jeu de bagarre de rue, où des gangs de lycéens rivaux s’affrontent.

River City Ransom (NES) Playthrough - NintendoComplete
Durée : 46:44

Au départ votre travail était purement en noir et blanc, notamment dans la première édition de « Scott Pilgrim », puis vous vous êtes tournés vers la couleur. Pourquoi ?

Pour des raisons financières d’abord. Dans les années 2000 aux Etats-Unis, c’était plutôt nouveau de faire du roman graphique de 160 pages. Du coup le noir et blanc permettait de faire baisser les frais de production. J’ai en quelque sorte copié ce format à bas coût des éditeurs de mangas, que j’aimais beaucoup.

Le manga semble d’ailleurs avoir beaucoup influencé votre travail au-delà du noir et blanc, dans votre façon de dessiner les personnages, avec de grands yeux, par exemple.

C’est une sorte de tentative de rendre hommage à Rumiko Takahashi. Ranma 1/2 était ma bande dessinée préférée, à la fin de mon adolescence, Ranma signifiait énormément pour moi.

Le rock est également très présent dans « Scott Pilgrim ». Qu’est-ce que vous écoutiez quand vous dessiniez ?

Du rock indé. A la fin des années 1990 c’était un courant énorme au Canada et il y avait beaucoup de groupes indés d’Halifax en Nouvelle-Ecosse, dont Plumtree, mon groupe préféré. Elles ont écrit une chanson intitulée Scott Pilgrim en 1997 et j’ai toujours voulu faire quelque chose avec ce nom, car le groupe s’est séparé peu de temps après. Aujourd’hui, on dirait que le rock indé a totalement changé, ou disparu même.

PLUMTREE - Scott Pilgrim music video
Durée : 03:18

Vous sentez-vous nostalgique de cette époque ?

Oui, bien sûr ! A chaque fois que je vais voir un groupe en concert, tout le monde dans le public a 40 ans maintenant. C’est juste que c’est arrivé si vite.

Vous aviez vous-même un groupe, Kupek. Vous jouez toujours ?

Je n’ai rien sorti depuis longtemps, mais ouais, je joue toujours de la musique dans mon garage. Je ne pense pas que je fonctionne bien dans un groupe. Je travaille mieux seul. C’est difficile pour moi de générer des idées quand des gens sont dans la pièce. Je pourrais faire de la musique seul, mais j’ai aussi le trac sur scène. Mais cette année, j’ai vu une performance du mangaka Naoki Urasawa à Los Angeles où il jouait de la guitare et dessinait. Cela m’a motivé et m’a ouvert l’esprit sur la possibilité de combiner davantage musique et bande dessinée.

Scott, mais aussi Katie (« Seconds », 2014), Lottie (« Snotgirl », en cours)… aucun de vos personnages ne passe la barre des 30 ans. La trentaine vous effraie ou ennuie-t-elle ?

[Il rit] Non… quand j’ai écrit Seconds j’avais plus de 30 ans, mais je n’étais pas prêt à parler de cette époque. Il m’a fallu quelques années pour digérer ma vie. Je dois être toujours un peu en retard sur mon âge. Maintenant que j’ai 40 ans, je suis peut-être prêt à parler des gens qui en ont 35.

Peut-être une version de Scott en 2019 ?

Je ne sais pas ! C’est difficile pour moi d’imaginer Scott Pilgrim plus vieux. Si je faisais une suite où il a 43 ans, je ne suis vraiment pas sûr que les fans apprécient. Le personnage doit rester quelque part un héros mythologique. C’est probablement mieux qu’il continue à vivre dans nos mémoires.

Avec la sortie du film, vous avez acquis une popularité internationale qui a dépassé les cercles des lecteurs de comics. Comment avez-vous vécu cette célébrité ?

Ce n’est pas arrivé tout d’un coup, mais la sortie du film a tout décuplé. Après le film, à chaque fois que je me déplaçais, il avait plusieurs centaines de personnes qui m’attendaient. Au début, je pouvais aller dans des petits festivals, mais c’est devenu très difficile. J’étais comme un gros poisson dans un petit étang. Ça m’a quelque peu isolé de mes pairs et de la bande dessinée.

Scott Pilgrim vs the World | Bande annonce #1 vostfr
Durée : 02:24

Votre dernière série, « Snotgirl », est réalisée avec la dessinatrice Leslie Hung et vous vous attelez au scénario. Est-ce que le dessin vous manque parfois sur ce projet ?

Oui, c’est parfois un peu frustrant d’écrire et de ne pas dessiner, parce que ce n’est pas mon fort et que je pense mieux quand je dessine. Mais je ne serai jamais capable de dessiner comme Leslie l’a fait, avec ses belles silhouettes et les cascades de cheveux. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire ce projet, pour travailler avec une autre artiste dotée d’atouts différents et pour essayer d’écrire une histoire à sa mesure. J’ai aussi d’autres projets à côté : j’essaie de trouver des façons de m’amuser dans ce monde, car cette époque est tellement différente de celle où j’écrivais Scott Pilgrim.

Dans « Snotgirl », vous semblez très critique envers les réseaux sociaux. Sont-ils seulement des instruments superficiels ?

Non, il y a beaucoup de bonnes choses issues des réseaux sociaux. Et puis il n’y a pas le choix, vous devez en faire partie si vous voulez être impliqué dans le monde. C’est la réalité sociale.

Vous avez vous-même beaucoup d’abonnés sur Instagram et TumblR. En revanche, vous avez fermé, comme de nombreuses célébrités, votre compte Twitter. Pourquoi ?

Oui, je l’ai arrêté l’année dernière. C’était juste trop. C’était agaçant : à chaque fois que je disais quelque chose, je recevais tout un tas de réponses insensées ou hors de propos, et je ne pouvais tout simplement pas les gérer. Je ne savais pas comment réagir, et ça m’a fait me sentir mal. J’ai ressenti beaucoup de pression parce que je veux être gentil et constructif avec tout le monde. Je souhaitais me rendre accessible, répondre aux questions, mais sur Twitter, ça a totalement dérapé. Sur Instagram, c’est beaucoup plus visuel, plus axé sur le dessin et j’ai l’impression de mieux maîtriser les commentaires.

Quand vous avez démarré « Scott Pilgrim », on ne pouvait pas vraiment prévoir ce que deviendraient les réseaux sociaux. Pas plus pour Amazon, l’employeur de Ramona. Est-ce qu’aujourd’hui vous la feriez toujours travailler pour le géant du Net ou alors elle serait partie chez Uber ?

La couverture de la réédition de « Scott Pilgrim », double tomes de luxe en couleur, chez Hi Comics. / B.L. O' Malley Oni Press - Hi Comics

Quand j’ai écrit Scott Pilgrim, Amazon était tout neuf au Canada. C’était assez magique pour moi de voir ce type de livraisons de toutes sortes de choses. Désormais ce n’est plus magique, c’est mauvais. Les employés d’Amazon sont mal traités et font grève… J’ai vendu beaucoup de livres sur Amazon et cela me donne donc l’impression étrange de faire de la publicité pour eux, bien que ce ne soit pas mon intention. Vous savez, c’est juste un reflet de l’époque, quelque chose qui faisait partie du réalisme magique de la bande dessinée.

Est-ce qu’à 40 ans il est toujours possible de s’amuser comme vous l’avez fait avec « Scott Pilgrim » ?

Oh oui ! Certes, c’est plus difficile surtout quand on a une carrière et du succès parce que l’on a plus à perdre. Je dois protéger tout ce que j’ai fait. Je dois aussi me rappeler que je passe encore beaucoup de temps à travailler sur le matériel et la promotion de Scott Pilgrim. Cela ne terminera jamais je crois même. C’est aussi ce que les gens attendent encore de moi. Mais je ne suis pas en mauvais termes avec Scott ; il compte beaucoup pour moi.