Même à l’aune moldave, où les crises politiques à répétition font figure de folklore national, la situation dans ce pays d’Europe orientale a atteint, durant le week-end, une gravité exceptionnelle, qui fait redouter à de nombreux observateurs une escalade. « Tout ce qui était en germes depuis plusieurs années est en train d’éclater, et la confrontation peut potentiellement devenir dangereuse », craint un diplomate européen, alors que le pays se retrouve avec deux gouvernements concurrents face-à-face et le Parlement transformé en camp retranché.

Le président moldave Igor Dodon, le 6 juin, à Saint-Pétersbourg. / OLGA MALTSEVA / AFP

Le blocage actuel trouve sa source dans la décision surprise, samedi, des socialistes du président Igor Dodon et des réformateurs d’ACUM de former ensemble une coalition de gouvernement, trois mois après les élections législatives de la fin février. Ces deux forces, qui représentent ensemble les deux tiers du Parlement, n’ont sur le papier rien pour s’entendre : tandis que les socialistes sont ouvertement prorusses, les libéraux d’ACUM entendent maintenir le cap proeuropéen dans ce pays pauvre qui a signé un accord d’association avec l’Union européenne.

Seulement, « priorité a été donnée à la désoligarquisation », relate le politiste Nicu Popescu, désigné ministre des affaires étrangères de ce gouvernement de coalition, et les questions géostratégiques laissées de côté. En clair, il s’agissait avant tout d’écarter du pouvoir le Parti démocrate présidé par l’oligarque Vlad Plahotniouc, l’homme qui depuis une décennie contrôle en sous-main l’essentiel de l’économie et des institutions moldaves.

Alliance improbable entre socialistes et libéraux

La première ministre Maia Sandu, le 10 juin. / DANIEL MIHAILESCU / AFP

La jeune dirigeante d’ACUM, Maia Sandu, une économiste dont l’engagement contre la corruption ne fait aucun doute, a ainsi été nommée première ministre, et le Parlement a adopté une résolution faisant de la Moldavie un « Etat captif » à libérer de l’influence de M. Plahotniouc. L’expression est également utilisée par la Commission européenne pour définir la réalité d’un pays placé en coupe réglée et dont les principales institutions sont tenues par le clan Plahotniouc.

Cette alliance improbable entre socialistes et libéraux, longtemps refusée par les deux acteurs, ne semble avoir été permise que par l’assentiment des grands « parrains » de ce pays déchiré entre Est et Ouest : Moscou, Bruxelles et Washington ont ainsi multiplié les contacts, ces dernières semaines, pour éviter la formation d’une coalition entre MM. Plahotniouc et Dodon, qui ont déjà collaboré par le passé. Et à Chisinau a prévalu l’idée qu’une alliance, même temporaire, valait mieux qu’une plongée dans l’autoritarisme.

C’était sans compter sur les capacités de résistance du pouvoir sortant, qui a mobilisé dès dimanche son instrument favori : une Cour constitutionnelle parfaitement docile, qui a invalidé l’accord de coalition sous un prétexte fallacieux et démis de ses fonctions le président Dodon. Nommé président par intérim, le premier ministre sortant, Pavel Filip, un fidèle de Vlad Plahotniouc, a immédiatement dissous le Parlement et annoncé des élections anticipées. Malgré sa troisième place aux législatives, le Parti démocrate se retrouve ainsi dépositaire de tous les pouvoirs.

L’appel au calme de Bruxelles et Washington

Ce coup de force rappelle celui commis à l’été 2018, quand l’élection à la mairie de Chisinau avait été tout bonnement invalidée après la victoire des libéraux. A l’époque, la colère des Européens et leur décision de geler le versement d’une aide de 100 millions d’euros n’y avaient rien changé. Le parti de M. Plahotniouc avait même entériné la brouille avec Bruxelles en cessant, dans ses statuts, de se déclarer « proeuropéen ».

Aujourd’hui, l’activisme diplomatique en cours ne semble guère donner plus de résultats. Bruxelles et Washington ont ainsi reconnu, dès samedi, le « gouvernement démocratiquement légitime » formé par Maia Sandu, mais n’ont pu qu’appeler au calme face à la détérioration de la situation.

Même totalement isolé, Vlad Plahotniouc ne paraît pas prêt à lâcher le pouvoir, et son jusqu’au-boutisme fait craindre le pire. Dimanche soir, des groupes de partisans du pouvoir sortant sont ainsi apparus dans les rues, et pendant que l’armée faisait part de sa neutralité, le chef de la police a indiqué qu’il ne reconnaissait pas l’autorité du ministre de l’intérieur désigné par la nouvelle coalition. Ses hommes ont pris position devant les ministères pour en empêcher l’accès aux ministres nouvellement nommés. Ceux-ci se sont donc retranchés dans le Parlement, qui fait désormais office de siège du gouvernement bis.

« La Moldavie a une tradition bien ancrée de transitions démocratiques douce, rappelle par téléphone Nicu Popescu, le nouveau ministre des affaires étrangères. Nous espérons donc parvenir à une solution négociée et c’est pour cela que nous ne prévoyons pas encore de forcer la porte de nos ministères. Nous devons encore espérer dans la négociation, et plus encore dans les médiations internationales. Mais si cela échoue, nous n’aurons pas d’autre choix que d’appeler nos partisans à sortir dans les rues. »