Michel Lussault, géographe et directeur de l’Ecole urbaine de Lyon, revient sur les apports et les limites de cette définition aujourd’hui.

En amont de la conférence « Libertés, égalité, viabilité : la ville-monde face aux défis du siècle », qui se déroule le 28 juin à Paris (entrée libre sur inscription), Le Monde Cities propose une série de cinq articles sur les villes mondes.

En 1991, la sociologue et économiste Saskia Sassen popularisait le terme de « global city » (ville-monde), qu’elle décrivait comme le lieu où se concentrent les pouvoirs centraux des entreprises et les services indispensables au fonctionnement de l’économie mondialisée. Définition qui s’appliquait alors, selon elle, à trois villes : New York, Tokyo et Londres.

Le géographe Michel Lussault, directeur de l’Ecole urbaine de Lyon, revient sur les apports et les limites de cette définition aujourd’hui.

La définition que donnait en 1991 Saskia Sassen des villes-mondes vous semble-t-elle toujours pertinente ?

L’approche de Saskia Sassen est intéressante dans l’histoire de la pensée urbaine car elle révèle le changement de régime de l’urbanisation mondiale qui se dessinait alors. Si l’urbanisation s’est fortement développée des années 1950 aux années 1970-1980, elle était surtout appréhendée en termes démographique et paysager : les villes croissaient, s’étalaient…

Mais dans les années 1980-1990, marquées par l’avènement du néolibéralisme, on prend conscience de l’importance des flux et des connexions qui se concentrent dans certains pôles urbains. Les plus grands centres urbains se révèlent être des « hubs », des attracteurs de flux matériels et immatériels, où se concentrent pouvoirs économiques et de commandement. L’urbanisation entre alors dans l’ère de la métropolisation.

Saskia Sassen fixe les termes de ce nouveau paradigme. Elle sera surtout critiquée pour n’appliquer son concept qu’à seules trois grosses unités urbaines, New York, Tokyo et Londres. Restriction qu’elle finira par abandonner face au régime d’urbanisation contemporaine qui s’impose au début des années 2000 et qui voit se développer un peu partout dans le monde des pôles urbains mondialisés. Des pôles que j’appelle « hyperscalaires », c’est-à-dire qui jouent sur toutes les échelles en même temps. C’est à partir des villes que la mondialisation se développe et dans les villes que la mondialisation se cristallise.

Les villes-mondes ne sont pas forcément des mégapoles ?

Non. On a tendance à se concentrer sur les métropoles de plus de 5 millions d’habitants. Mais on a tort : il y a tout un maillage de villes entre 500 000 et 1,5 million d’habitants qui constituent des éléments essentiels de la mondialisation : elles concentrent des ressources et sont des attracteurs de populations, de flux, de travail, de créativité, d’innovations sociales et culturelles. Lausanne, par exemple, est une petite ville, qu’on peut même qualifier de provinciale, mais c’est aussi une ville qui se « métropolise » par son ancrage au monde : elle accueille le siège du comité olympique, compte deux très grandes universités (l’Ecole polytechnique et l’université de Lausanne), détient un important potentiel touristique…

Les villes-mondes doivent-elles leur expansion aux seules forces économiques ?

Non. La culture, le tourisme, l’événementiel et l’innovation technologique sont aussi des vecteurs de mondialisation. Toute ville mondialisée, ou qui aspire à l’être, travaille sur un ou plusieurs grands projets architecturaux, urbains, culturels : grands musées, marinas, tours de grande hauteur, palais des sports ou stades spectaculaires… Pour devenir une ville mondiale, il faut le signaler au monde, et pour le signaler au monde, il n’y a rien de mieux qu’un grand projet architectural. Le Guggenheim à Bilbao en est un des exemples les plus emblématiques.

De même, toutes les villes-mondes essaient de développer des événements sportifs ou culturels, cherchant à devenir un pôle vers qui les regards et les touristes convergent. Quand la Chine veut signifier au monde que ses villes ne sont plus simplement des agrégats de population informes, elle organise en 2008 les Jeux olympiques à Pékin, en 2010 l’Exposition universelle à Shanghai et les Championnats mondiaux universitaires (quatrième grand événement sportif planétaire) à Shenzhen. Les villes sont aujourd’hui en compétition pour organiser de grands événements.

Les universités sont elles-mêmes devenues des attracteurs mondiaux : elles permettent à une ville de montrer qu’elle est connectée aux flux mondiaux de la créativité technologique et de l’innovation scientifique. En témoigne l’importance que prennent les classements d’universités.

Les villes-mondes peuvent-elles échapper à l’accroissement des inégalités sociospatiales, qui semblent inhérentes à l’explosion urbaine ?

Principaux pôles de production et d’accumulation de la richesse, marchés du travail majeurs, partout dans le monde, les villes attirent, inéluctablement, les riches, les classes moyennes comme les plus pauvres, tous ceux qui sont à la recherche d’un revenu. Les villes sont ainsi de plus en plus cosmopolites et socialement diversifiées, mais aussi de plus en plus ségréguées.

Les villes ont-elles suffisamment conscience de ce défi ?

Elles n’avaient pas conscience jusqu’à la crise de 2008. Il régnait alors une sorte de consensus mondial autour de la théorie du ruissellement, selon laquelle le dynamisme économique finit par bénéficier à tout le monde. Cela se vérifiait dans une certaine mesure, car les plus pauvres tendaient à devenir un peu moins pauvres. La crise financière de 2008 a eu un impact immédiat sur les sociétés urbaines. Les gouvernements locaux ont pris conscience des problèmes posés par ces inégalités urbaines.

Ce n’est pas un hasard si en 2011 se développe le mouvement des « indignés » en Espagne, puis le mouvement Occupy, dans le monde entier. Cette prise de conscience double de celle, de plus en plus nette, des enjeux environnementaux. Sur fond de critiques du modèle de croissance dominant, on voit des réseaux de gouvernements urbains, tels le C40 ou l’European Metropolitan Authorities, se structurer pour lutter contre les inégalités sociales et environnementales.

Sur ce plan, le défi est considérable : les villes représentent 70 % des émissions de gaz à effet de serre. Que font-elles ?

Les villes sont aussi un terrain d’expérimentations, portées par les habitants ou par les acteurs économiques et les pouvoirs publics. De nouvelles manières de concevoir les espaces et de faire évoluer les fonctionnements sont testées. Par exemple, les démarches pour retrouver des sols naturels, afin de développer la biodiversité tout en luttant contre les « îlots de chaleur ». Ou toutes les tentatives pour inventer des formes d’économie circulaire plus économes en énergie et en matériaux. Ou encore les mobilisations autour des pollutions de l’eau et de l’air. A chaque fois, ces expérimentations nécessitent des travaux de recherche (car on connaît trop peu de choses) : la science de l’urbain anthropocène est en construction dans les villes.

Disparités croissantes des richesses, perte de cohérence territoriale, pollution, dépendance automobile… ces externalités négatives n’appellent-elles pas à repenser en profondeur le modèle de développement urbain ?

Ces externalités sont en fait des éléments intrinsèques au système urbain qui sont en train d’être remis en cause. Incontestablement, l’urbanisation est à un moment charnière. Je ne crois pas du tout à la désurbanisation. Mais de nouveaux imaginaires urbains commencent à dessiner d’autres manières de considérer la production, le partage des richesses, la gestion des inégalités sociales, l’environnement… Et ces nouvelles politiques en gestation passent par un retour du local comme espace d’expérience.

Regardez les métropoles américaines qui ont décidé d’appliquer l’accord de Paris sur le climat en dépit du retrait des Etats-Unis décidé par Donald Trump. Cela remet en question l’absolue primauté de l’Etat comme échelle géopolitique de référence. Au côté des Etats mériterait d’être créée, à l’ONU ou en parallèle de l’ONU, une organisation mondiale des territoires urbains. Les ensembles urbains contemporains sont devenus de fait des acteurs géopolitiques mais de droit, malheureusement, on ne leur reconnaît pas ce statut. Ce n’est pas un hasard si se constituent des réseaux comme le C40, qui réunit de grands territoires urbains qui cherchent à se constituer un rôle géopolitique.

La métropolisation des villes ne refrène-t-elle pas ce retour du local ?

La relation entre le global et le local n’est pas antinomique mais dialogique. La plupart des grandes contestations globales passent par le local dans les villes, comme en témoigne la mobilisation des jeunes sur le climat impulsée par Greta Thunberg. De même, la plupart des enjeux locaux finissent par se globaliser.

Nous assistons tout à la fois à standardisation des grands centres urbains et à une différenciation locale qui est toute aussi importante. Quand on les regarde de haut, on les traverse rapidement, toutes les métropoles mondiales tendent vers l’uniformisation : partout les mêmes architectures, les mêmes hôtels, la même cuisine, les mêmes boutiques… Mais quand on regarde à l’échelle de la vie quotidienne, on s’aperçoit que derrière cette uniformisation, les spécificités, les singularités sont très présentes. Une mégapole africaine n’est pas une mégapole chinoise, une mégapole européenne n’est pas une mégapole américaine.

Le rôle des « villes-mondes » sera au cœur de la conférence « Libertés, égalité, viabilité : la ville-monde face aux défis du siècle », organisée par Le Monde Cities vendredi 28 juin à Ground Control Paris 12e à l’occasion de la remise des prix Le Monde Cities 2019 de l’innovation urbaine. Accès libre sur inscription.

Programme de la conférence

9 heures

Ouverture de la conférence.

9 h 10

Introduction par Carlo Ratti, architecte et ingénieur, directeur du Senseable City Lab, au MIT, fondateur de l’agence Carlo Ratti Associati.

9 h 25

Table ronde : « La ville connectée est-elle compatible avec la protection des libertés individuelles ? », avec Carlo Ratti, du MIT, Ross Douglas, directeur général d’Autonomy Paris, Christian Buchel, directeur clients et territoires d’Enedis, et Nathalie Chiche, fondatrice et présidente de Data Expert.

9 h 45

Remise du prix Mobilité.

9 h 55

Echappée autour de Désirs de ville, petit précis de mondialisation V (Robert Laffont, 2018), avec Nicolas Gilsoul et/ou Erik Orsenna.

10 h 05

« Les villes-mondes au défi des inégalités », par Dominique Alba, directrice générale de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR).

10 h 15

Table ronde : « Comment réduire les ségrégations sociospatiales ? », avec Dominique Alba, de l’APUR, Sonia Lavadinho, de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et de BFluid, Clara Cesac de Andrada, de Bloomberg Associates.

10 h 35

Remises des prix Participation citoyenne et Urbanisme, avec Martial Desruelles, directeur général de Linkcity.

10 h 45

Pause.

11 h 15

Echappée, avec Léa Massaré di Duca et le projet Wide Open, tour du monde des écosystèmes d’innovation positive.

11 h 30

« Les villes-mondes face à l’urgence climatique », avec Cécile Maisonneuve, présidente de La Fabrique de la cité.

11 h 40

Table ronde : « Comment bâtir ou rebâtir des villes résilientes ? », avec Cécile Maisonneuve, présidente de La Fabrique de la cité, Nicolas Gilsoul, architecte et paysagiste, grand prix de Rome, et Carlos Moreno, directeur scientifique de la chaire entrepreneuriat, territoires et innovation à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

12 heures

Remise des prix Energie et Habitat, avec Jean Hornain, directeur général de Citeo.

12 h 20

Conclusion par Kjetil Thorsen, architecte et codirecteur de l’agence Snohetta.

Cette conférence est conçue et organisée par Le Monde, avec le soutien du groupe La Poste, d’Enedis, de Saint-Gobain, de Citeo et de Linkcity.

Accès libre : sur inscription, toutes les informations.