Dans le village dogon attaqué le 9 juin par une milice, près de Sangha, dans le centre du Mali. / STRINGER / AFP

Une attaque attribuée à une milice peule a tué plusieurs dizaines de civils dans la nuit de dimanche 9 à lundi 10 juin à Sobame Da, un village dogon du centre du Mali. Elle fait suite au massacre, le 23 mars à Ogassogou, de quelque 160 Peuls, attribué à des chasseurs dogon dans cette région. En trois ans, Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled – « Projet de données sur les lieux et les événements liés aux conflits armés »), une organisation non gouvernementale, a comptabilisé plus de 2 700 personnes tuées dans la région dans ces affrontements dits « communautaires », qui opposent en réalité des groupes armés, tantôt peuls, tantôt bambaras et dogon, aux villageois des différentes communautés. Lors d’un tchat, Morgane Le Cam, journaliste au « Monde », a répondu à vos questions depuis Bamako.

Alexandre : Comment réagit le gouvernement malien à ces attaques qui se multiplient ? L’appui de la force Barkhane n’est-il pas assez efficace ?

M.L.C. : La force Barkhane n’agit pas dans la région de Mopti, où les conflits entre groupes armés peuls et dogon sont les plus nombreux. Dans la zone, les attaques se multiplient de manière exponentielle depuis 2016. Le gouvernement a réagi tard. Dès 2018, à la suite du massacre de 24 civils peuls à Koumaga, il avait annoncé le désarmement général de tous les porteurs d’armes au centre. Une promesse réitérée après le massacre d’Ogossagou, mais dont l’application sur le terrain se fait attendre, comme l’a souligné l’attaque de Sobame Da.

Jean S. : Le Mali a-t-il les moyens de faire face seul à cette nouvelle menace d’affrontements communautaires, et peut-il éviter la balkanisation de son territoire ?

M.L.C. : L’immense superficie du territoire malien (1,24 million de km2) est un très lourd handicap pour les forces de défense et de sécurité maliennes, qui, malgré leurs efforts, peinent à sécuriser ce territoire immense, où les routes sont souvent peu praticables. De plus, les forces de sécurité maliennes manquent cruellement de moyens. En l’état actuel, les autorités maliennes semblent incapables de gérer le centre du Mali. C’est d’ailleurs cette incapacité qui a encouragé les civils à se constituer en groupes d’autodéfense pour remplir la mission que l’Etat n’a pas réussi à mener à bien : protéger les civils face aux attaques. Dans ce contexte, le risque d’une balkanisation du territoire malien est réel.

Louis : Ne s’agit-il ici que d’un conflit entre les peuls et les autres ?

M.L.C. : Les conflits du centre du Mali sont présentés comme des conflits communautaires : les peuls contre les dogon ou les bambaras. Ce terme pose question, car il ne s’agit en réalité pas de conflits opposant des civils, mais bel et bien d’attaques menées par des groupes armés constitués sur une base ethnique, à l’encontre de civils. Mais l’impunité et le manque de réaction du gouvernement a favorisé l’apparition de nouvelles attaques, et tout cet engrenage est en train de prendre une tournure communautaire. C’est le risque principal : qu’à terme, le centre du Mali plonge dans des conflits communautaires, dans une guerre civile, opposant cette fois directement les civils d’une ethnie à ceux d’une autre.

Dans le village dogon attaqué le 9 juin par une milice, près de Sangha, dans le centre du Mali. / STRINGER / AFP

Pierre : Le plan de paix vise essentiellement à isoler les djihadistes, mais est-ce que cela sera suffisant, vu la tournure du conflit, qui oppose désormais des milices communautaires, et donc de facto des populations ?

M.L.C. : L’accord de paix d’Alger a quelque peu exclu le centre du Mali des négociations. Il a permis de trouver une solution au problème particulier du nord, à savoir mettre fin aux volontés indépendantistes des ex-groupes rebelles. Il n’a, en revanche, pas vraiment trouvé de solution au problème djihadiste. Au contraire, les groupes terroristes se sont étendus du nord vers le centre, puis vers les pays voisins du Mali. Par ailleurs, le conflit milicien qui s’est superposé à cette dimension djihadiste ne cesse de s’envenimer, sans que les forces maliennes comme internationales n’arrivent à le stopper.

Solal : Pourquoi la force Barkhane ne s’engage-t-elle pas dans ces luttes ethniques attisées par les djihadistes, afin de protéger les populations civiles ?

M.L.C. : Ce n’est pas dans son mandat. Barkhane a pour objectif d’empêcher la reconstitution de foyers djihadistes au Mali. Elle n’a donc aucun pouvoir sur tout ce qui a trait aux conflits entre milices. Pour ce faire, il faudrait changer le mandat de la force, mais cela me semble peu réaliste, car Barkhane peine déjà à endiguer la menace djihadiste. Au contraire, cette dernière s’étend.

Dans le village dogon attaqué le 9 juin par une milice, près de Sangha, dans le centre du Mali. / STRINGER / AFP

Baptiste : Ces affrontements communautaires au centre du Mali, tout comme au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire, ne sont-ils pas symptomatiques d’une culture politique clientéliste et identitaire ? Quelles solutions pour que l’absence d’acteur sécuritaire et politique légitime ne dégénère en conflit entre groupes armés au nom de « communautés » ? Quelle est la responsabilité des hommes politiques maliens, notamment, dont le silence assourdissant ou la délégation de la sécurité à des milices ne favorise pas le retour au calme ?

M.L.C. : Le porte-parole du gouvernement l’avait encore démenti au lendemain de l’attaque d’Ogossagou : « Le gouvernement n’a armé aucune milice ». Cependant, de nombreux soupçons pèsent sur les autorités maliennes : après Ogossagou, des députés ont dénoncé à l’Assemblée nationale une complicité au moins passive de l’Etat qui aurait, au minimum, fermé les yeux sur les agissements de ces groupes en raison de son incapacité, selon eux, à assurer seul la sécurité des populations.

En avril, le porte-parole de la milice dogon Da Na Ambassagou avait déclaré au Monde : « Le gouvernement ne peut pas couvrir tout le territoire. (…) C’est vrai, à un moment donné, nous avons été très présents aux côtés des forces armées pour les guider dans leurs déplacements, comme c’est nous qui connaissons le terrain. » Aujourd’hui, certains analystes estiment que l’Etat a perdu le contrôle de ces groupes d’autodéfense et doutent de sa capacité à pouvoir les empêcher de continuer à commettre leurs forfaits. Mais c’est à la justice malienne de déterminer si des membres du gouvernement ou de la hiérarchie malienne sont responsables, complices ou non, dans toute cette situation. Quant aux solutions à mettre en œuvre, je crois que tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire qu’il faudrait commencer par désarmer les centaines de groupes d’autodéfense qui prospèrent au centre du Mali.

Georges : Comment la France voit-elle l’avenir de Barkhane, dans un pays qui manifeste régulièrement contre la France, et qui est sujet à des tueries entre communautés ?

M.L.C. : Le commandant de la force Barkhane l’a dit il y a quelques semaines : Barkhane sera encore au Sahel pendant dix ou quinze ans pour tenter d’enrayer la menace djihadiste. « Si nous le pouvons », avait-il même précisé. Le risque est que la France ne s’enlise, comme les Etats-Unis en Afghanistan, dans une guerre qu’elle n’est pas en capacité de gagner. La question se pose d’autant plus dans ce contexte de crise exacerbée entre milices communautaires. Un aspect qui n’est pas dans le mandat de Barkhane mais qui, dans les faits, complique l’action des Français sur le terrain. Encore plus depuis que Barkhane a fait le choix de s’allier à certains groupes d’autodéfense constitués sur des bases ethniques, l’an dernier, dans la région de Ménaka, plus au nord du Mali.