A Alger, le 12 avril 2019. / Ramzi Boudina/REUTERS

« Nous ne sommes pas encore dans le temps de la transition. Nous sommes encore en pleine ébullition. » C’est l’idée force, teintée de prudence, qui s’est imposée lors de la journée spéciale « Demain, quelle Algérie ? », coorganisée, mardi 11 juin, à Paris, par Le Monde Afrique et l’association Res Publica. Artistes, universitaires, journalistes et entrepreneurs algériens ont répondu à l’invitation de la rédaction à venir partager avec un public de lecteurs leurs analyses et leurs propositions, pour imaginer ensemble une nouvelle Algérie.

Ce premier constat posé, qui signe le chemin restant à parcourir, public et intervenants ont salué d’une manière collégiale le « génie et la maturité du peuple algérien » qui tient la rue depuis le 22 février sans violence et avec une bonne dose d’humour. Un peuple qui a surpris jusqu’aux plus fins observateurs, telle la cinéaste Sofia Djama ou le poète et journaliste Salah Badis, qui ont avoué leur scepticisme et leur hésitation, au matin du premier vendredi de manifestation. Avant de se jeter dans le cortège algérois.

« La possibilité d’un sarcasme »

Avec le recul, comme l’analyse Redouane Khaled, du Mouvement démocratique et social (MDS), la contestation n’est pas venue de « nulle part » : c’est l’aboutissement d’une « accumulation de luttes sectorielles, des chômeurs du Sud aux médecins résidents, d’émeutes, de tout un empilement depuis au moins deux décennies ». Internet et les réseaux sociaux avaient déjà permis à la jeunesse l’organisation d’un espace discret et « la possibilité d’un sarcasme », selon le beau mot de Salah Badis.

Au travail de dépolitisation de la société mené par un pouvoir algérien obsédé par sa propre perpétuation, la jeunesse algérienne, « que l’on croyait craintive », analyse l’historienne Karima Dirèche, oppose à chaque manifestation de nouveaux slogans ciselés et se « réapproprie des grandes icônes nationales pour mieux désavouer la corruption des élites et leur prédation ».

L’historienne Karima Dirèche et Abdelouahab Fersaoui,  président du Rassemblement actions jeunesse (RAJ), lors de la matinée de débats sur l’Algérie organisée à Paris, le 11 juin 2019, par la rédaction du « Monde Afrique ». / Camille Millerand/DIVERGENCE

« Ces jeunes sont pleinement conscients des enjeux, abonde Abdelouahab Fersaoui, président de l’association Rassemblement actions jeunesse (RAJ). Ils font eux-mêmes respecter le calme et la non-violence dans les manifestations. » Depuis presque quatre mois, les rendez-vous du vendredi et du mardi dans les rues des grandes villes algériennes scandent la vie du pays, additionnées désormais des réunions de discussions des organisations de la société civile avant le lancement, samedi 15 juin, d’une Conférence nationale destinée à élaborer une « feuille de route de sortie de crise » à remettre au président Abdelkader Bensalah, qui assure l’intérim en théorie jusqu’au 9 juillet.

« Libérer le champ politique »

Car le deuxième constat fait par tous les participants des quatre tables rondes du Monde Afrique, c’est que l’Algérie a besoin de temps. Pour passer de l’ébullition à une véritable transition. Pour mettre sur la table toutes les idées, toutes les sensibilités, toutes les identités, permettre l’émergence de nouvelles figures politiques. Pour retisser une confiance mutuelle qui repose sur le dialogue et les actes. Si Abdelouahab Fersaoui estime qu’« on ne peut pas aller à des élections crédibles sans libérer le champ politique : les partis, les syndicats, les associations, les médias », il faut à ses yeux « laisser le temps à une transition en garantissant les libertés publiques et individuelles ». « Car on ne peut pas réduire la démocratie à la convocation de l’électeur aux urnes », a rappelé le président du RAJ. Dans la salle, des voix se sont aussi fait entendre pour expliquer qu’« une transition » se devait d’« être limitée dans le temps », bornée, quand d’autres imaginaient déjà un processus de « plusieurs années ».

Le temps de faire émerger de nouveaux leaders capables de porter les aspirations et la diversité de tout un peuple et d’écrire un nouveau contrat social. Car « si le mouvement du 22 février n’a pas les moyens d’accoucher d’une véritable égalité, la révolution est vouée à l’échec, a posé d’emblée l’écrivaine et militante féministe Wassyla Tamzali. Nous ferions un pas dans le vide. »

Abdelkrim Boudra, du groupe de réflexion Nabni, El-Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine, et Mériem Benslama, responsable du Centre algérien d’entrepreneuriat social, lors de la matinée de débats sur l’Algérie organisée à Paris, le 11 juin 2019, par la rédaction du « Monde Afrique ». / Camille Millerand/ DIVERGENCE

Ce principe intangible d’égalité est même « un minimum » pour Feriel Lalami, sociologue et spécialiste de l’histoire du féminisme en Algérie. Cette dernière a souligné que « les femmes présentes dans les partis progressistes, les syndicats, la société civile veilleront à faire cesser cette trahison qu’ont été la période post-indépendance de 1962 et la promulgation du Code de la famille en 1984. » Et de rappeler leur inquiétude face à une partie de la société algérienne pas forcément prête à cette autre révolution, citant notamment l’exemple de cette femme agressée lors d’une manifestation pour avoir brandi une pancarte « Abrogation du Code de la famille ».

Une « exigence d’égalité »

Des associations de femmes, dont certaines n’hésitent plus à se réclamer du féminisme alors que le mot était encore tabou il y a peu, seront présentes le 15 juin. « Nous espérons que tous les acteurs présents se feront le relais de cette exigence d’égalité, ajoute Feriel Lalami. Sur cette question comme sur les autres, toutes fondamentales, nous ne pouvons pas nous rater et devons apprendre des expériences de nos voisins. »

L’exemple de la Tunisie est régulièrement cité. Le pays, qui poursuit sa révolution démocratique de 2011, court toujours le risque d’une contre-révolution, notamment sous l’effet d’une mauvaise situation économique et sociale longtemps négligée. A vouloir aller trop vite, l’Algérie craint d’oublier une partie du bilan qui reste à faire. Un diagnostic qui inclut le clientélisme qui gangrène le pays.

Pour Abdelkrim Boudra, membre du groupe de réflexion Nabni qui a analysé une quarantaine de transitions dans le monde, « la transition économique doit être au cœur de la transition politique. L’économie est au cœur de la vie des gens et ne se limite pas à la gestion des affaires courantes comme l’a fait le système Bouteflika. Les grandes réformes économiques et politiques doivent se faire en même temps car, rapidement, nous devrons payer les erreurs économiques de l’ère Bouteflika, l’effondrement d’une économie de clans et la corruption. Le pouvoir d’achat va s’effriter, cela peut mettre en péril la transition politique. Il faut en discuter, prévenir, expliquer et prévoir pour ne pas mettre en danger le futur modèle. Et accompagner des institutions extrêmement affaiblies ».

« Rétablir l’Etat de droit »

« L’assainissement des systèmes économiques est donc incontournable, prévient El-Mouhoud Mouhoud, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine, pour qui il faut commencer par « rétablir l’Etat de droit et la stabilité des règles juridiques en matière commerciale pour faire revenir les grandes entreprises en Algérie. »

Si beaucoup doutent que le pouvoir militaire, qui détient aussi de nombreux leviers économiques, accepte de lâcher la bride, Abdelkrim Boudra estime, lui, que « la négociation avec les militaires est en train de se mettre en place ». A ses yeux, l’armée étant « l’une des rares institutions à tenir debout, il faut la préserver pour discuter ». Une discussion qui doit se faire sur des bases nouvelles, car « nos grilles de lecture, dont la jeunesse n’est pas porteuse, sont dépassées ! Quelque chose est en train de s’inventer », a-t-il poursuivi.

Dans l’auditorium du « Monde », lors de la matinée de débats sur l’Algérie organisée à Paris, le 11 juin 2019, par la rédaction du « Monde Afrique ». / Camille Millerand/ DIVERGENCE

Sur ce dialogue en cours, comme sur la constance et la force de la mobilisation, le Guinéen Koureissy Condé, directeur de l’African Crisis Group, un cabinet d’appui à la gouvernance, a rappelé que l’Algérie était scrutée par l’Afrique francophone : « Cette révolution est un dépassement de l’Histoire. L’Algérie est en train de remettre en question la gestion post-coloniale des indépendances. » Et de souligner combien « ce mouvement pacifique a suscité d’espoir dans les sociétés civiles d’Afrique de l’Ouest ».

Le programme de la matinée

Petit déjeuner A partir de 8 heures

Jeunesse et politique : comment les réconcilier ? 8 h 30 - 9 h 20

  • Abdelouahab Fersaoui, président du Rassemblement actions jeunesse (RAJ)

  • Salah Badis, journaliste et poète

  • Redouane Khaled, membre du bureau national du Mouvement démocratique et social (MDS)

  • Karima Dirèche, historienne, a dirigé l’ouvrage collectif : L’Algérie au présent, entre résistances et changements (IRMC-Karthala, 2019)

Une révolution inattendue ? 9 h 20 - 9 h 50

  • Sofia Djama, scénariste et réalisatrice

Femmes : quelle place dans l’Algérie de demain ? 9 h 50 - 10 h 40

  • Feriel Lalami, sociologue et spécialiste de l’histoire du féminisme en Algérie

  • Wassyla Tamzali, écrivaine et militante féministe

Economie : comment libérer le potentiel du pays ? 10 h 40 - 11 h 25

  • Mériem Benslama, responsable du Centre algérien d’entrepreneuriat social

  • El-Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine

  • Abdelkrim Boudra, membre du groupe de réflexion Nabni (Notre Algérie bâtie sur de nouvelles idées)

Conclusion : l’Algérie, une fenêtre entre Afrique de l’Ouest et Europe ? 11 h 25 - 11 h 55

  • Koureyssi Conde, directeur général d’African Crisis Group et directeurs des programmes Afrique de l’Ouest à Res Publica