L’ébéniste Edouard Philippe continue à faire « travailler la poutre » de la recomposition de la vie politique française. En visite au Sénat, jeudi 13 juin, au lendemain de son discours de politique générale prononcé devant l’Assemblée nationale, le premier ministre a posé un acte inédit en demandant aux sénateurs de se prononcer par un vote sur ce discours. Une première sous la Ve République pour un Sénat contrôlé par l’opposition – en l’occurrence, le parti Les Républicains (LR).

Par ce vote, l’exécutif continue de chercher à mettre en difficulté la droite, dont les électeurs se sont éparpillés lors des élections européennes, le 26 mai, entre Emmanuel Macron d’un côté et le Rassemblement national de l’autre. Pour les sénateurs LR, le moment est crucial, à tout juste neuf mois des élections municipales, qui aboutiront à un renouvellement des grands électeurs. « Leurs » électeurs.

« Je ne vous demande ni un blanc-seing pour la politique de mon gouvernement, ni un quelconque ralliement à la majorité. Je vous demande de dépasser des clivages et des différences que je respecte, mais qui ne me semblent plus, aujourd’hui, les plus importants », a déclaré M. Philippe lors de son discours, exhortant les sénateurs au « dépassement ».

Rapport de force

Pour les aider à faire leur choix, le chef du gouvernement n’a pas insisté – contrairement à son discours de la veille, devant le Palais-Bourbon – sur la dimension écologique de « l’acte II » du quinquennat. « Je ne crois pas à l’écologie du grand soir », a même assuré l’ancien maire du Havre, accusé il y a quelques mois par son ancien ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, de pratiquer la politique des « petits pas » en la matière.

M. Philippe s’est plutôt concentré sur les sujets chers aux élus au Palais du Luxembourg : décentralisation et statut des maires. Un projet de loi « décentralisation et différenciation » sera ainsi présenté « à la fin du premier semestre 2020 » afin de valider de nouveaux transferts de compétences « dans les domaines du logement, des transports et de la transition écologique », a-t-il notamment annoncé.

Sur l’épineux sujet de la réforme constitutionnelle, Edouard Philippe a rappelé qu’il n’entendait pas lancer les travaux parlementaires avant d’avoir l’assurance d’obtenir l’aval du Sénat – « Nous attendrons le moment propice et la manifestation de volonté du Sénat » –, à l’heure où la question de la réduction du nombre de parlementaires et la représentation des territoires continuent de braquer la majorité sénatoriale.

« Oui, une réforme est nécessaire, oui, une révision constitutionnelle est possible, si le gouvernement fait preuve de cette ouverture que vous mettez pourtant en avant », lui a répondu la sénatrice LR des Alpes-Maritimes, Dominique Estrosi-Sassone, déplorant le rapport de force engagé sur ces deux points.

« Cette abstention, c’est tout sauf un chèque en blanc, nous jugerons sur pièces, au cas pas », Dominique Estrosi-Sassone, sénatrice LR des Alpes-Maritimes

« Y voir plus clair »

En demandant aux sénateurs de se prononcer sur son discours de politique générale, le chef du gouvernement entendait faire les comptes dans la perspective de cette réforme. « J’irai demain au Sénat, sans penser revenir avec une majorité, avait-il prévenu devant les députés. Le vote permettra à chacun de se prononcer et à nous tous d’y voir plus clair. »

« Il faut que chacun prenne ses responsabilités face à un plan de réforme et arrêter avec l’ancienne logique partisane, estime-t-on à Matignon. Là aussi, les frontières ne sont plus les bonnes. » « S’ils s’abstiennent tous, ça n’aura pas une grande signification », anticipait néanmoins un ministre, un rien sceptique.

La manœuvre a en tout cas agacé à droite. « Ce vote est uniquement destiné à voir comment on peut diviser la droite, entre l’Assemblée nationale et le Sénat, et à l’intérieur du Sénat, déplore Roger Karoutchi, sénateur LR des Hauts-de-Seine, qui a voté contre. C’est une opération politicienne. » Qui a en partie porté ses fruits, puisque le groupe LR s’est déchiré, mardi, lors d’une réunion à huis clos, sur l’attitude à adopter.

Les sénateurs LR, divisés entre une ligne dure et une position plus conciliante à l’égard du gouvernement, ont finalement choisi l’abstention, dans leur grande majorité. Ils ont été 132 à s’abstenir, quand dix ont voté contre et seulement un pour. Au total, la majorité des sénateurs (181) se sont abstenus, 71 ont voté pour et 93 contre.

Pour rappel, l’adoption de la réforme constitutionnelle nécessiterait l’accord de trois cinquièmes des suffrages exprimés au Congrès. En additionnant les votes des députés et des sénateurs, le gouvernement a réuni 434 voix favorables sur 690 suffrages exprimés.

Il franchit ainsi arithmétiquement la barre des trois cinquièmes (qui est de 414 dans cette configuration). Mais tout cela reste hypothétique, au vu de l’importante abstention, 228 voix au total.

« Cette abstention, c’est tout sauf un chèque en blanc, nous jugerons sur pièces, au cas pas », a de toute façon prévenu Mme Estrosi-Sassone, qui a ajouté une mise en garde : « La poutre travaille encore, disiez-vous. Prenez garde qu’à force de travailler elle ne fracture les murs porteurs de l’édifice français. » Gare à l’excès de confiance, en effet, pour le gouvernement. Comme l’a rappelé à la tribune Claude Malhuret, président du groupe Les indépendants – la droite « Macron compatible » –, citant « un proverbe cambodgien » : « Quand l’eau monte, les poissons mangent les fourmis. Quand l’eau descend, les fourmis mangent les poissons. »