Le  centre-ville de Toronto (Ontario), vu depuis le quartier de Quayside, où Sidewalk Labs, filiale d’Alphabet Inc. et société sœur de Google, a implanté son centre technique. / Chris Helgren / REUTERS

En amont de la conférence « Libertés, égalité, viabilité : la ville-monde face aux défis du siècle », qui se déroule le 28 juin à Paris (entrée libre sur inscription), Le Monde Cities propose une série de cinq articles sur les villes-mondes. Aujourd’hui : la ville pilotée par les données (5/5).

Ce devait être le laboratoire de la smart city futuriste et résiliente, truffée de capteurs et pilotée à l’aide des données numériques de ses habitants. Mais, depuis quelques mois, la ville de Toronto, capitale de l’Ontario (Canada), s’est plutôt muée en une arène où s’affrontent des visions radicalement opposées de la gouvernance des données urbaines et des choix démocratiques qui en découlent.

Les premières esquisses, présentées en août 2018 par Sidewalk Labs, société sœur de Google, qui a remporté l’appel d’offres, ont pourtant tout pour séduire. Le projet d’aménagement du quartier en friche de Quayside, sur les bords du lac Ontario, se présente comme une vitrine mondiale des innovations les plus audacieuses : rues chauffantes pour profiter de l’espace public au cœur de l’hiver canadien, immeubles modulables en bois, abris capables de se déployer automatiquement en cas d’intempéries, voirie partagée où les couloirs réservés aux différents modes de transport peuvent changer en fonction du trafic…

Profilage des comportements

Mais ces derniers mois ont aussi vu monter d’un cran la défiance des habitants et des élus. Au sein de Waterfront Toronto, l’organisme public qui regroupe la province, la ville et le gouvernement canadien, les démissions se sont enchaînées. En cause, la gouvernance de l’infrastructure numérique qui prévoit un maillage serré d’une vingtaine de types de capteurs, collectant données publiques et privées, nécessaires au fonctionnement de la ville.

C’est bien cette « couche numérique », superposée à l’espace physique, qui inquiète. Sidewalk Labs a beau promettre que tous les renseignements seront anonymisés à la source, des questions demeurent. « Il existe un risque de “réidentification” des individus et un autre de profilage des comportements de certaines communautés en fonction de la géolocalisation », souligne Teresa Scassa, professeure à la Chaire de recherche du Canada en politiques et droit de l’information de l’université d’Ottawa et membre du comité consultatif de stratégie numérique de Waterfront Toronto.

« Au-delà des risques pour la vie privée, le projet pose aussi la question de la privatisation de l’espace public, estime Bianca Wylie, porte-parole de l’association #BlockSidewalk, un collectif d’habitants qui réclame l’arrêt de « tout accord commercial avec Sidewalk Labs, alias Google » avant même que l’entreprise américaine ait rendu public son projet définitif. « Google est une entreprise qui détient un monopole et dont le modèle économique repose sur la monétisation des données. Avec Quayside, ils sont en train de transformer les bordures de trottoir et la rue, des espaces qui relèvent habituellement de l’autorité publique, en une place de marché financier. »

Panneaux de signalisation

La gouvernance de la donnée, qu’elle soit publique ou privée, est au cœur des débats. Pour rassurer sur ses intentions, Sidewalk Labs a publié une série d’engagements – dont celui de ne pas utiliser les données recueillies à des fins publicitaires –, mais l’entreprise peine à convaincre de sa bonne foi.

Fin avril, la société a également présenté un nouveau dispositif de signalisation urbaine, conçu pour informer les habitants de l’usage qui est fait de leurs données personnelles. « Notre recherche auprès des utilisateurs a montré que les gens veulent avoir un moyen facile de savoir si la technologie peut les “voir” ou les “identifier”, explique Jacqueline Lu, responsable du projet et ancienne « chef de la data » de la ville de New York. Peu d’utilisateurs lisent de longues explications sur la politique de confidentialité remplies de jargon, au risque de consentir aux technologies numériques sans une compréhension complète de leurs implications. »

Le programme, baptisé « Transparence numérique dans le domaine public », prévoit l’affichage dans les rues d’icônes colorées en forme d’hexagone : jaune quand la donnée permet l’identification de la personne, bleu lorsqu’elle est anonymisée. Les panneaux précisent aussi les objectifs de la collecte : les données sont-elles utilisées pour la sécurité, la recherche, la planification urbaine ? Collectées par la ville ou bien des entreprises privées ? Un système de QR code renvoie vers des informations plus précises sur la technologie utilisée, le lieu et la durée de stockage des données.

Mais pour Bianca Wylie, le compte n’y est pas. « Il ne s’agit pas de transparence mais de marketing et de relations publiques, affirme-t-elle. Sidewalk Labs choisit d’être transparent quand cela l’arrange mais ne répond pas aux questions sur ses objectifs réels et le modèle économique de son projet, qui vise un périmètre de la ville beaucoup plus large que Quayside. » La militante s’inquiète de voir aussi « s’imposer de nouvelles normes sociales, sans qu’un débat démocratique n’ait eu lieu. Pour nous, ce n’est pas le rôle d’une entreprise monopolistique et richissime de faire ce travail ».

Sac de nœuds juridique

Les initiatives de régulation et d’affichage du géant américain soulignent, en creux, l’absence de cadre public adapté à un projet de cette envergure. « L’une des complexités chez nous, c’est qu’on n’a pas l’équivalent du RGPD en Europe, conçu pour protéger l’utilisateur, souligne Teresa Scassa. Nous avons des lois séparées pour les secteurs privé et public, et des cadres différents à l’échelle provinciale, fédérale ou municipale… » Un sac de nœuds juridique qui ne permet pas de déterminer le statut des données collectées par une entreprise privée sur le domaine public. « Notre système législatif a besoin de modifications pour mieux protéger les individus », estime Teresa Scassa.

Pour sortir de l’impasse, Sidewalk Labs a proposé la création d’une administration indépendante, gestionnaire des données urbaines, qui jouerait le rôle de « tiers de confiance » dans le cadre de ce que le droit québécois appelle une « fiducie ». Une proposition « intéressante pour permettre la gestion et le partage des données dans l’intérêt public, estime Teresa Scassa, mais qui reste théorique. Qui va siéger ? Comment définir les données publiques ? On n’a pas de réponse présentement. »

Les débats canadiens sont en tout cas scrutés par les urbanistes et opérateurs urbains du monde entier. Car au-delà du quartier emblématique de Quayside, les questions qui émergent à Toronto se posent aussi, dans des contextes différents, dans de nombreuses villes. Mobilité, énergie, déchets, eau, sécurité : partout dans les pays développés se déploient des plates-formes qui centralisent les données. Sidewalk Labs ne s’y est d’ailleurs pas trompé en publiant ses projets de signalisation sous licence « Creative Commons », « pour qu’ils soient adoptés, utilisés et exploités » dans d’autres villes, explique Jacqueline Lu.

Données d’intérêt général

En France, Jacques Priol, fondateur du cabinet de conseil Civiteo, qui accompagne une trentaine de collectivités françaises dans l’élaboration de stratégies publiques de la donnée, a été approché par l’entreprise américaine pour participer à l’expérimentation du dispositif, et a décliné. Pour l’auteur du livre Le Big Data des territoires (FYP Editions, 2017), « le cas Google à Toronto doit nous renvoyer à ce qui est en train de se mettre en place dans nos villes. Le statut des données collectées par des opérateurs privés au service de l’acteur public reste un impensé, y compris en France où la notion de “données d’intérêt général”, inscrite dans la loi, reste peu diffusée. Nombreuses sont les entreprises privées qui se considèrent encore comme les propriétaires de nos données. La collecte est-elle plus acceptable lorsqu’elle est réalisée par un délégataire de service public, qu’il soit à capital privé ou mixte, ou même public ? », s’interroge-t-il.

Des villes pilotes, comme Amsterdam, Barcelone et Montréal, développent des stratégies pour réglementer la gouvernance numérique sur leur territoire, tout en y associant plus étroitement les habitants. En France, la métropole de Nantes devrait annoncer prochainement l’adoption d’une charte métropolitaine de la donnée, pour encadrer les pratiques.

La collecte et l’usage des données dans les villes seront un des thèmes débattus lors de la conférence « Liberté, égalité, pérennité : la ville-monde face aux défis du siècle » organisée par Le Monde Cities, vendredi 28 juin, de 9 heures à 12 h 30, à Ground Control (Paris 12e). Au cours de cet événement seront remis les prix de l’Innovation urbaine Le Monde Cities. L’entrée est libre, sur inscription en cliquant ici.

Programme de la conférence

9 heures

Ouverture de la conférence.

9 h 10

Introduction par Carlo Ratti, architecte et ingénieur, directeur du Senseable City Lab, au MIT, fondateur de l’agence Carlo Ratti Associati.

9 h 25

Table ronde : « La ville connectée est-elle compatible avec la protection des libertés individuelles ? », avec Carlo Ratti, du MIT, Ross Douglas, directeur général d’Autonomy Paris, Christian Buchel, directeur clients et territoires d’Enedis, et Nathalie Chiche, fondatrice et présidente de Data Expert et personnalité qualifiée du Comité T3P.

9 h 45

Remise du prix Mobilité.

9 h 55

Echappée autour du diaporama-Twitter « Un jour, une ZUP » avec Renaud Epstein, maître de conférences en science politique

10 h 05

« Les villes-mondes au défi des inégalités », par Dominique Alba, directrice générale de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR)

10 h 15

Table ronde : « Comment réduire les ségrégations sociospatiales ? », avec Dominique Alba de l’APUR, Sonia Lavadinho de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et de BFluid, et Robin Rivaton, auteur de La ville pour tous (Editions de l’Observatoire, avril 2019).

10 h 35

Remises des prix Participation citoyenne et Urbanisme, avec Martial Desruelles, directeur général de Linkcity.

10 h 45

Pause.

11 h 15

Echappée, avec Léa Massaré di Duca et le projet Wide Open, tour du monde des écosystèmes d’innovation positive.

11 h 30

« Les villes-mondes face à l’urgence climatique », avec Cécile Maisonneuve, présidente de La Fabrique de la cité.

11 h 40

Table ronde : « Comment bâtir ou rebâtir des villes résilientes ? », avec Cécile Maisonneuve, présidente de La Fabrique de la cité, Nicolas Gilsoul, architecte et paysagiste, grand prix de Rome, et Carlos Moreno, directeur scientifique de la chaire entrepreneuriat, territoires et innovation à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

12 heures

Remise des prix Energie et Habitat, avec Jean Hornain, directeur général de Citeo.

12 h 20

Conclusion par Kjetil Thorsen, architecte et codirecteur de l’agence Snohetta.

Cette conférence est conçue et organisée par Le Monde, avec le soutien du groupe La Poste, d’Enedis, de Saint-Gobain, de Citeo et de Linkcity.

Accès libre : sur inscription, toutes les informations.