« Quand il y a beaucoup de silences, Antescofo ne sait pas les situer. » De qui parle Adrien Trybucki, dans un studio de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), en cet après-midi de mai ? D’un interprète en délicatesse avec le solfège ? Du RIM (réalisateur en informatique musicale) qui assiste le jeune compositeur pour la partie électronique de sa pièce ? Non, du logiciel consacré au suivi de partition sur lequel il fonde l’essentiel de son travail, dans le cadre du cursus d’informatique musicale, qui connaîtra son aboutissement lors du concert des stagiaires programmé au sein de ManiFeste le 18 juin.

Adrien Trybucki (né en 1993) est l’un des dix compositeurs de moins de 35 ans admis à suivre cette formation qui, depuis 1990, attire les jeunes du monde entier. Etablie à partir de 45 candidatures, la promotion 2018-2019 s’étend de l’Amérique du Sud à la Chine. « Tous proviennent des grandes classes de composition, de Berlin à Shanghaï », précise Philippe Langlois, le directeur de la pédagogie. Au désir du compositeur associé, Thierry De Mey, de proposer aux stagiaires une incursion dans le monde de la danse comme le musicien belge le fait lui-même souvent dans ses œuvres, Philippe Langlois a ajouté, pour la première fois, la possibilité de collaborer avec des poètes.

Changer les habitudes

Adrien Trybucki ne l’a pas expérimentée, mais il a travaillé sur du texte. Son intention était d’abord de changer ses habitudes dans le domaine de l’électronique. Il a donc délaissé OpenMusic, un logiciel d’aide à l’écriture conçu par l’Ircam, pour se frotter à Antescofo. « Du coup, pas de déclenchement de fichiers son puisque c’est du suivi de partition », commente le compositeur, qui a confié la partie soliste à une soprano, Marie Soubestre, en provenance du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), comme tous les interprètes des œuvres du cursus, conformément à un partenariat aujourd’hui bien rodé.

Celle-ci va chanter un texte imaginé par Adrien Trybucki, dans l’esprit de l’Oulipo. « Il s’agit d’un réservoir de mots, une sorte de grand puzzle de syllabes, qui lie la voix à l’électronique », révèle le compositeur attiré par les anagrammes, ainsi qu’en atteste le titre de la partition : Rapides diaprés. Une façon ludique de pointer deux éléments fondamentaux de cette musique : la couleur et la vitesse.

Aller plus loin que ce qu’on a l’habitude de faire, telle a été aussi la motivation de Mathieu Corajod. Ce Suisse de 29 ans, féru de théâtre musical, a souvent pris en compte la gestuelle dans ses œuvres, par exemple pour demander à un violoniste de jouer sur un violon imaginaire. La danse constituant une perspective envisageable dans le cadre du cursus, il a franchi le pas. Son nouveau projet met en scène deux danseurs, Pierre Lison et Marie Albert, rencontrés au Conservatoire lors d’une séance d’improvisation sur des pistes proposées par Thierry De Mey.

Percussion corporelle

Bien qu’intéressée par le théâtre, la jeune femme n’avait jamais entendu parler de théâtre musical. Elle a donc saisi l’occasion de découvrir ce type d’expression en y apportant sa propre réflexion sur le mouvement – « le répéter, le briser, le déplacer dans l’espace » –, sous le couvert d’une inspiration puisée dans le quotidien. « Avec Pierre Lison, explique-t-elle, nous sommes partis de situations du quotidien, comme si nous étions assis dans un café, et nous avons fait évoluer des poses telles que les croisements de jambes en les déstructurant, parfois au ralenti. »

Le goût pour l’absurde confessé par Marie Albert anime aussi le compositeur, qui a lui-même conçu le texte en piochant dans plusieurs livres de Dominique Quélen, avec l’assentiment du poète à tendance oulipienne. Intitulée Ça va bien avec comment tu vis, la pièce de Mathieu Corajod utilise la voix des danseurs et recourt à la percussion corporelle. Quant à l’électronique, « elle ne doit pas passer pour un double ou un avatar de ce qui se passe sur scène », mais participer à une combinaison pointilliste de voix, entre autres celle d’Edith Piaf, imitée par le logiciel Isis.

Très précis dans ses idées, Mathieu Corajod a bien cerné la scénographie : « L’espace de chaque chanteur sera délimité par un rectangle de parquet où chacun aura une chaise blanche en bois. » Enfin, des micros de contact seront glissés entre le tapis de danse et le parquet pour permettre les déclenchements de l’électronique.

« Aboutir à l’immersif »

Florent Caron Darras fait quasiment tout le contraire. Ce compositeur de 32 ans, qui se définit comme « un pur produit du Conservatoire », a voulu prolonger une expérience effectuée en 2017 avec la pièce Sentinelle nord, pour 21 musiciens et électronique, qui lui avait alors permis d’obtenir son prix de composition au CNSMDP et qui sera jouée le 22 juin lors d’un concert donné par l’Ensemble intercontemporain dans le cadre de ManiFeste : « Au lieu de disposer des capteurs devant chaque musicien pour les relier à l’électronique, j’avais préféré ne mettre dans les haut-parleurs que des sons de synthèse. »

Ne diffuser dans les enceintes que des sons qui leur soient propres constitue donc l’objectif principal de la pièce pour saxophone baryton et dispositif électroacoustique huit canaux, réalisée aujourd’hui à l’Ircam. « La situation est très simple, assure Florent Caron Darras. Le saxophoniste, Nicolas Arsenijevic, se trouve au centre de la scène avec une enceinte à ses côtés. Il commence à jouer sans traitement avec juste un peu d’amplification et de reverb, mais on entend vraiment des sons de saxophone, tels que des slaps, avant que je ne rajoute peu à peu du delay, de la granulation, pour créer une sorte de nébuleuse. Le son se déploie ensuite vers un carré d’enceintes situées à gauche de la salle pour ouvrir l’espace. »

Le titre de l’œuvre, Technotope, reprend l’idée du biotope, de l’écosystème, en la transposant dans l’univers de la technologie. Son idéal sur ce plan, Florent Caron Darras confie l’avoir rencontré dans le disque Traditional Music of Notional Species, de Rashad Becker, artiste berlinois de la scène électronique. « Il n’y a que des sons de synthèse et on a l’impression que ce sont des êtres vivants », s’enthousiasme-t-il. Si l’objectif de Technotope est du même ordre, le parcours de ce cyberespace promet d’être beaucoup plus gradué. « Partir du local pour aboutir à l’immersif », résume Florent Caron Darras. Après les jeunes compositeurs, pendant dix mois, ce sera donc au tour du public de se retrouver en immersion, le temps d’un concert, dans le flot des nouvelles technologies.

Plus d’informations sur le site Manifeste.ircam.fr

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Ircam