Le drône utilisé pour l’étude des cris d’alarme des singes verts à Simenti (Sénégal), en avril. / DAVIDE MONTANARI / DEUTSHES PRIMATENZ ENTRUM

« Zoologie ». Au petit jeu du « Quel est le propre de l’homme ? », le territoire privilégié de Sapiens n’a cessé de se réduire. Cognition, émotion, maîtrise des outils ou encore capacité à se mettre à la place de l’autre (ce que les scientifiques appellent la « théorie de l’esprit »), ces compétences, longtemps réservées aux humains, figurent désormais au registre de quelques autres espèces animales. Il est toutefois un domaine dans lequel nous conservons une longueur, ou plutôt de nombreux tours d’avance : le langage. Oiseaux et baleines peuvent bien enchanter nos oreilles : ni leur lexique, ni leur syntaxe, ni l’usage qu’ils font de leurs mélodies n’approchent la richesse des langues humaines.

L’étude du langage des singes passionne pourtant les chercheurs, mûs par le désir de mieux comprendre nos plus proches cousins, leur perception, leurs échanges, mais aussi de tenter de saisir comment le langage nous est venu. Dans une étude publiée par Nature Ecology & Evolution, une équipe allemande vient de mettre en évidence tout à la fois la capacité d’apprentissage d’individus en milieu sauvage et l’origine du vocabulaire employé.

Un singe vert à Simenti (Sénégal), en avril. / JULIA FISCHER / DEUTSHES PRIMATENZ ENTRUM

Julia Fischer et ses collègues, du centre de primatologie de l’université de Göttingen, se sont attaqués à un vieux mystère. Depuis plus de trente ans, les scientifiques savent que les singes vervets d’Afrique de l’Est disposent de trois cris d’alarme distincts, suivant l’origine de la menace : léopard, serpent ou aigle. Mais à l’autre bout du continent, au Sénégal, là où Julia Fischer étudie depuis douze ans les babouins, le singe vert, proche parent du vervet, se contente d’alerter ses congénères de la présence des fauves et des reptiles. Le survol des aigles, en revanche, le laisse silencieux. « Nous n’avons jamais su pourquoi, raconte la primatologue. Peut-être les aigles n’aiment-ils pas les singes verts, et ne constituent pas une vraie menace… » A moins que ces derniers ne manquent simplement de vocabulaire.

Une analyse acoustique

Pour trancher ce dilemme, la scientifique s’est adjoint les services d’un drone, qu’elle a fait voler à proximité des primates. Devant ce nouvel intrus aérien, les singes ont immédiatement couru se mettre à l’abri, tout en sonnant l’alarme. « Notre analyse acoustique a montré que cette alerte au drone diffère clairement des cris poussés devant les léopards et les serpents, indique la chercheuse. En revanche, elle présente une similitude frappante avec l’alerte à l’aigle des vervets d’Afrique de l’Est. » Les deux cousins ont pourtant divergé, il y a environ 3,5 millions d’années. Conclusion de Julia Fischer : « La structure du cri et son lien avec le type de danger sont profondément inscrits chez ces singes. »

Mais ce n’est pas tout. Quelques jours après la première « attaque » de drone, les scientifiques ont exposé un singe isolé à un playback, autrement dit à l’audition du seul enregistrement sonore des engins volants. Immédiatement, l’animal a regardé en l’air, associant le bruit à la menace. Un constat renouvelé chez plusieurs individus. « Dans la vie sauvage, une exposition unique peut donc suffire au singe à faire un tel lien. Cette rapidité d’apprentissage nous a beaucoup surpris », admet Julia Fischer.

Primatologue à l’université de Montpellier, Elise Huchard juge remarquable cette seconde observation, « qui tranche avec les conclusions de nombreuses études en captivité proposant des paradigmes complexes pour tester les capacités d’apprentissage associatif, dans lesquels les performances des animaux sont souvent mitigées ».

Ce qui nous ramène à Sapiens. Finalement, c’est peut-être moins la capacité de compréhension que celle de production sonore qui nous différencie des autres animaux. Comment l’évolution nous a-t-elle permis de nous libérer des contraintes vocales et de passer des borborygmes au discours ? « Ça, c’est la question à un million de dollars », conclut Julia Fischer.