Le 21 mai 2019, dans le port de Zarzis, voisin de la Libye, des pêcheurs ramènent des migrants secourus durant leur pêche. / FETHI NASRI / AFP

Lorsque Chamseddine Bourassine a vu l’embarcation de 69 migrants à la dérive au large de la Tunisie, il a appelé les secours et continué à pêcher. Mais, deux jours plus tard, au moment de quitter la zone, il a bien fallu les embarquer puisque personne ne leur était venu en aide.

Les pêcheurs tunisiens se retrouvent de plus en plus seuls pour secourir les embarcations clandestines quittant la Libye voisine vers l’Italie, en raison des difficultés des ONG en Méditerranée orientale et du désengagement des navires militaires européens.

Le 11 mai, les équipages de M. Bourassine et de trois autres pêcheurs ont ramené à terre les 69 migrants partis cinq jours plus tôt de Zouara, dans l’Ouest libyen. « La zone où nous pêchons est un point de passage » entre Zouara et l’île italienne de Lampedusa, explique Badreddine Mecherek, un patron de pêche de Zarzis (sud). Le port est voisin de la Libye, plongée dans le chaos et plaque tournante pour les migrants d’Afrique, mais aussi d’Asie.

« Tout le monde s’est désengagé »

Au fil des ans, la plupart des pêcheurs de Zarzis ont ramené des migrants, sauvant des centaines de vies. Avec la multiplication de départs après l’hiver, les pêcheurs croisent les doigts pour ne pas être confrontés à des tragédies. « On prévient d’abord les autorités, mais au final on les sauve nous-mêmes », soupire M. Mecherek, quinquagénaire bougonnant, en bricolant le Asil, son sardinier.

La marine tunisienne, aux moyens limités, se charge surtout d’intercepter les embarcations clandestines dans ses seules eaux territoriales. Contactées par l’AFP pour commenter, les autorités tunisiennes n’ont pas souhaité s’exprimer. Celles-ci interdisent depuis le 31 mai le débarquement de 75 migrants sauvés de la noyade dans les eaux internationales, sans avancer de raisons.

« Tout le monde s’est désengagé, déplore M. Mecherek. Si nous trouvons des migrants au deuxième jour de notre sortie en mer, cela nous laisse le temps de travailler une nuit. Mais si nous tombons sur eux dès la première nuit, il faut rentrer. C’est très compliqué de terminer le travail avec des gens à bord. »

La situation est particulièrement complexe quand les pêcheurs tombent sur des migrants à proximité de l’Italie. M. Bourassine, qui avait voulu rapprocher des côtes italiennes une embarcation en détresse mi-2018 au large de Lampedusa, a été emprisonné quatre semaines en Sicile avec son équipage et son bateau, confisqué pendant de longs mois.

« Un ange »

Ces dernières années, les navires des ONG et ceux de l’opération européenne antipasseurs Sophia intervenaient pour secourir les migrants. Mais ces manœuvres de sauvetage ont pâti en 2019 de la réduction du champ d’action de Sophia et des démarches engagées contre les ONG par des Etats européens qui cherchent à limiter l’arrivée des migrants.

« Avec leurs moyens, c’était eux qui sauvaient les gens, on arrivait en deuxième ligne. Maintenant, le plus souvent, on est les premiers, et si on n’est pas là, les migrants meurent », affirme M. Mecherek.

C’est ce qui est arrivé le 10 mai. Un chalutier a repêché de justesse 16 migrants ayant passé huit heures dans l’eau. Une soixantaine d’entre eux s’étaient noyés avant son arrivée.

Le 21 mai 2019, dans le port de Zarzis, voisin de la Libye, un capitaine de petit chalutier tunisien prépare des gilets de sauvetage avant de partir faire sa pêche. / FATHI NASRI/AFP

Ahmed Sijur, l’un des miraculés, se souvient de l’arrivée du bateau, comme d’« un ange ». « J’étais en train d’abandonner, mais Dieu a envoyé des pêcheurs pour nous sauver. S’ils étaient arrivés dix minutes plus tard, je crois que j’aurais lâché », explique ce Bangladais de 30 ans.

M. Mecherek est fier mais inquiet : « On aimerait ne plus voir tous ces cadavres. On va pêcher du poisson, pas des gens ! ». « J’ai vingt marins à bord, explique-t-il encore. Ils disent “Qui va faire manger nos familles, les clandestins ? Et ils ont peur des maladies, parfois des migrants ont passé quinze à vingt jours en mer, ils ne se sont pas douchés. C’est compliqué, mais nos pêcheurs ne laisseront jamais des gens mourir. » Les petits chalutiers ont donc pris l’habitude d’emporter de nombreux gilets de sauvetage avant leur départ en mer.

« L’été s’annonce difficile »

Pour Mongi Slim, responsable du Croissant-Rouge tunisien, « les pêcheurs sont devenus en pratique les gendarmes de la mer et peuvent alerter. Des migrants nous disent que certains gros bateaux passent » sans leur porter secours.

Les gros thoniers de Zarzis, sous pression pour pêcher leur quota en une seule sortie annuelle, reconnaissent éviter parfois d’embarquer les migrants, mais assurent qu’ils ne les abandonnent pas sans secours. « On signale les migrants, mais on ne peut pas les ramener à terre : on n’a que quelques semaines pour pêcher notre quota », explique un membre d’équipage.

A Marseille, le 6 octobre 2018, manifestation de soutien au bateau de sauvetage « Aquarius » affrété par l’ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF). / CHRISTOPHE SIMON / AFP

Double peine pour les sardiniers : les meilleurs coins de pêche au large de l’Ouest libyen leur sont devenus inaccessibles, car les garde-côtes et les groupes armés les tiennent à l’écart. « Ils sont armés et ils ne rigolent pas, témoigne M. Mecherek. Des pêcheurs se sont fait arrêter. Nous sommes des témoins gênants. »

Pour M. Bourassine, « l’été s’annonce difficile : avec la reprise des combats en Libye, les trafiquants sont de nouveau libres de travailler, il risque d’y avoir beaucoup de naufrages ».