L’avis du « Monde » – A voir

Les amateurs apprécieront, à travers ce film passionnant consacré à un ancien patron de la firme Pathé, un morceau d’archéologie de l’industrie du cinéma français. Au cœur du récit, l’histoire exemplaire, et hélas tragique, de Bernard Natan. Originaire de Jassi, en Roumanie, Natan Tanenzapf fait partie de ces millions de juifs d’Europe orientale qui, fuyant les pogroms séculaires et les régimes judéophobes, cherchent à l’Ouest le vent de la démocratie et de la liberté. Le voici en 1906 à Paris, engagé comme chimiste chez Pathé, empire florissant qui domine alors le monde du cinéma. Son droit à la citoyenneté française sera sans reproche, sa carrière fulgurante. Engagé volontaire durant la première guerre mondiale et médaillé de la croix de guerre avec palmes, il prend en 1929 la tête de Pathé, société en peau de chagrin progressivement démantelée après la première guerre mondiale par son fondateur Charles Pathé, qui ne croit plus à la rentabilité des films et baisse pavillon devant la naissante hégémonie américaine.

Sous cette nouvelle tutelle, le groupe, rebaptisé Pathé-Natan, et installé rue Francœur à la place occupée aujourd’hui par la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son), redevient la première puissance du cinéma français. Acquisition et intégration de studios et de salles, production de soixante-dix films (Abel Gance, René Clair, Raymond Bernard, Jean Grémillon, Jean Vigo…), conversion au parlant, relance du Pathé Journal, développement du marketing, prospectives sur la couleur, l’écran large et la télévision, Natan se révèle un patron dynamique et visionnaire, qui s’inspire de l’exemple des majors hollywoodiennes, mais pour mieux résister à la féroce concurrence américaine.

Une atmosphère violemment antisémite

Les effets de la crise de 1929 lui seront pourtant fatals. Décrié par Charles Pathé qui, comme beaucoup de pères fondateurs retirés de leur fonction, n’exerce plus qu’un pouvoir de nuisance, tenaillé par un pacte d’actionnaires minoritaires qui a juré sa perte, jalousé par une partie de la profession, lâché par les banques, calomnié par la presse d’extrême droite qui l’accuse d’enrichissement personnel, Natan est contraint à la démission en 1935. Dans une atmosphère violemment antisémite notamment animée par les distingués cinéphiles Lucien Rebatet, Maurice Bardèche et Robert Brasillach, il sera, sans que soit administrée la preuve des malversations dont on l’accuse, jugé coupable en 1939, emprisonné, déchu de sa nationalité par le maréchal Pétain, livré enfin aux nazis en 1942 par la police française, in fine déporté à Auschwitz.

Natan, fêté par la profession et le gouvernement aux riches heures de son triomphe, sera devenu, à l’heure de la montée des périls, le bouc émissaire de l’industrie cinématographique française

Natan, fêté par la profession et le gouvernement aux riches heures de son triomphe, sera donc devenu, au premier coup de semonce et à l’heure de la montée des périls, le bouc émissaire de l’industrie cinématographique française. Cette terrible leçon, le film l’administre sous la forme d’un montage d’archives intelligemment utilisé qu’un commentaire factuel, calme et argumenté, rend d’autant plus cruel. Quelques interventions contemporaines – parmi lesquelles celle de l’historien Jacques Choukroun et des deux petites-filles de Bernard Natan – relèvent ce matériau. Sans doute, la réhabilitation de la mémoire de Natan n’a-t-elle pas commencé avec ce film. Du moins celui-ci abonde-t-il en détails édifiants.

Il se termine ainsi par la lecture, poignante, de la lettre que Natan, apprenant, depuis sa détention à Fresnes, sa déchéance de nationalité, fait parvenir à Joseph Barthélemy, le garde des sceaux du gouvernement de Vichy. Il y argue notamment de sa contribution, militaire et artistique, à la grandeur nationale. De sa femme catholique. De ses deux enfants baptisés. Personne ne lui répondra. Adolf Eichmann, qui avait un œil sur lui, sera particulièrement informé de sa présence dans le train qui le menait à son assassinat. En 2016, Rebecca Zlotowski – l’une de nos cinéastes les plus acérées – se souviendra de cette histoire demeurée méconnue et s’inspirera de Natan pour réaliser Planetarium.

Lire la critique de « Planetarium » : Les fantômes traversent l’écran

Bernard Natan, le fantôme de la rue Francoeur - Bande-annonce VF
Durée : 02:08

Documentaire français de Francis Gendron (1 h 23). www.fondationshoah.org/memoire/natan-le-fantome-de-la-rue-francoeur-un-film-de-francis-gendron