L’avis du « Monde » – A ne pas manquer

Alors que le Centre Pompidou consacre, jusqu’au 30 juin, une heureuse rétrospective à la cinéaste portugaise Teresa Villaverde – où l’on pourra enfin voir ou revoir sur grand écran ses beaux films désolés, comme Tres Irmaos (1994) ou Transe (2006) – sort simultanément en salle Contre ton cœur, son avant-dernier long-métrage, plus de deux ans après que sa présentation a débuté dans les festivals. Ce retard confère au film un caractère rétrospectif, voire une valeur de bilan, quant à la période à laquelle il s’attache, celle des politiques budgétaires restrictives qui ont suivi la crise de 2009, dont le Portugal semble aujourd’hui sorti. Chronique des années d’austérité, le film se penche sur les effets concrets des mesures économiques, non pas à l’échelle générale d’une société, mais au niveau le plus particulier et intime qui soit, là où elles causent le plus de désastres : au cœur de la cellule familiale.

Dans une banlieue portugaise, Marta (Alice Albergaria Borges, au visage inoubliable), lycéenne de 17 ans, tente de vivre son adolescence alors que ses parents traversent des difficultés sans précédent. Son père, Mario (Joao Pedro Vaz), au chômage et sans la moindre réponse de potentiels employeurs, tourne en rond entre les murs de leur appartement, se laissant dévorer par la frustration. Sa mère (Beatriz Batarda) cumule deux emplois dans la journée et rentre à des heures indues, épuisée, sans pour autant parvenir à éponger toutes les factures. Se sentant étouffer, Marta prend la tangente, traîne dehors avec son petit copain, Joao (Tomas Gomes), et sa meilleure amie, Julia (Clara Jost). Chaque matin, l’adolescente retrouve un foyer qui ne cesse de se déliter, où tout vient à manquer, y compris l’électricité, coupée sans ménagement. Il n’y a pas jusqu’aux liens affectifs qu’atteignent les restrictions, sapant insidieusement et en profondeur la cohérence du foyer.

Une douleur incommunicable

Contre ton cœur s’attache à cette famille de la classe moyenne comme à un système rendu instable, faisant de l’appartement l’épicentre d’une secousse qui se relaie ensuite dans le parcours personnel de chaque personnage. Chacun, enfermé dans une douleur incommunicable, se détache peu à peu des autres et prend sa propre ligne de fuite. Le film montre ainsi très clairement que le premier effet de la crise est de faire voler en éclats le temps commun, le temps partagé.

Entre le désœuvrement du père, l’indisponibilité de la mère et les errements de l’adolescente, les membres de la famille semblent désynchronisés, ne plus appartenir à la même temporalité. Ils ne se croisent que par hasard dans l’enceinte d’un appartement qui ne les réunit plus (ses murs colorés n’enchantent plus le quotidien), mais constitue le cadre vide de leur coexistence fantôme. Par une grande richesse de notations intimes, Teresa Villaverde cerne en creux une pression économique enfermant chacun dans un temps individuel hermétiquement séparé des autres.

Laissés-pour-compte du monde contemporain, les héros de Teresa Villaverde habitent une postexistence

Mettant au jour les douleurs muettes et enfouies, le cinéma de Teresa Villaverde peut sembler au premier abord d’une tristesse insondable. Mais il faut bien voir le mélange singulier de douceur et de douleur qui constitue en vérité l’essentiel de sa poésie. Par l’ouverture de ses cadres, la caresse de ses gros plans, la parcimonie des mouvements de caméra, la sérénité du montage, la cinéaste façonne des présences humaines d’un relief et d’une dignité bouleversants.

Et si les personnages de Contre ton cœur peuvent paraître hiératiques, plongés dans une sidération dolente, c’est bien parce qu’ils survivent dans les vestiges fantomatiques de la classe moyenne, dans la rémanence d’un cadre économique qui, ayant muté dans leur dos, n’est plus le leur. Laissés-pour-compte du monde contemporain, les héros de Villaverde habitent une postexistence (son film le plus réputé s’intitule Os Mutantes, « les mutants »). La magnifique réserve et la rage rentrée de ceux-ci sont la marque d’un cheminement intérieur, par quoi les existences dépossédées reconquièrent un souffle vital, profond, auquel seul le cinéma, art de toutes les mutations, est à même de donner consistance.

CONTRE TON COEUR de Teresa Villaverde - bande annonce
Durée : 01:51

Film portugais et français de Teresa Villaverde. Avec Alice Albergaria Borges, Joao Pedro Vaz, Beatriz Batarda, Clara Jost, Tomas Gomes (2 h 16). www.eddistribution.com/contre-ton-coeur

Rétrospective au Centre Pompidou, jusqu’au 30 juin.