L’avis du « Monde » – A voir

Il y a une soixantaine d’années, des agents de la police des frontières pouvaient s’interposer pour aider un sans-papiers à rester sur le sol français malgré les efforts des représentants d’un Etat totalitaire pour l’en empêcher. La fin de Noureev – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – n’est pas de celles qu’on est obligé de cacher. La défection du danseur soviétique à l’aéroport d’Orly, le 16 juin 1961, son « saut vers la liberté », selon la formule de la presse du moment, est peut-être l’événement le mieux connu de sa biographie. C’est aussi un mystère : comment un jeune homme de 23 ans, vedette incontestée en sa patrie (du socialisme), dont la réputation internationale commençait à éclore, a-t-il pu prendre ce risque, qui n’était pas seulement celui de l’exil ? On a su, après 1991, que le KGB avait envisagé de lui briser les jambes, pour l’exemple.

Autour de cette décision qui a ouvert à Rudolf Noureev la voie d’une gloire planétaire sans précédent, tout en lui fermant le chemin de sa maison, Ralph Fiennes, réalisateur, et David Hare, scénariste, ont construit un labyrinthe qui tourbillonne dans le temps et dans l’espace, entre le Tatarstan stalinien et le Paris gaulliste, en passant par le Leningrad du dégel, au temps de Khrouchtchev.

Lire le décryptage : Noureev, une vie de travail

Pour s’y retrouver, il faut suivre Rudi, l’enfant né en 1938 dans un wagon du Transsibérien, élevé dans la pauvreté en Bachkirie, loin de Moscou, qui débarque à 17 ans à Leningrad, capitale mondiale de la danse classique, et reçoit six ans plus tard, malgré ses manquements à la discipline socialiste, l’autorisation de partir avec la troupe du Kirov pour une série de représentations à l’Opéra de Paris.

Somme de chocs

Le scénario du dramaturge David Hare emprunte à son sujet l’art du saut. En passant d’un plan l’autre de la grisaille soviétique de l’après-guerre au Paris Nouvelle Vague, que l’on quitte bientôt pour le timide printemps de Leningrad, on conçoit la somme des chocs qu’encaisse Rudolf Noureev et sa capacité à les absorber, à les convertir en énergie pure.

Ralph Fiennes a pris le parti de tourner son film en russe (et en français, et en anglais, quand les circonstances et la vraisemblance l’autorisent). Il s’est lui-même attribué le rôle d’Alexandre Pouchkine, professeur de Noureev, et mari de la première maîtresse de ce dernier (dans ce rôle de mère nourricière incestueuse, l’actrice russe Chulpan Khamatova est imprévue, fragile et ambiguë), obligeant ainsi tous les seconds rôles à se tenir au niveau qu’il établit dès la première séquence. Celle-ci montre le pauvre Pouchkine, dans les jours qui suivent la défection du danseur, forcé d’en expliquer les raisons à un officiel du KGB. Le professeur tente d’expliquer qu’il ne s’agit pas de politique, mais seulement de danse, ce que le représentant de l’Etat soviétique peine à comprendre.

Le danseur Oleg Ivenko interprète Noureev. / JESSICA FORDE / BRITISH BROADCASTING CORPORATION AND MAGNOLIA MAE FILMS

Cette attention à l’histoire de la guerre froide, le soin avec lequel les personnages qui entourent le danseur sont mis en valeur donnent à Noureev, malgré des moyens matériels de toute évidence limités, une texture que lui envieraient des biopics plus fortunés.

Reste la question centrale : et Rudolf ? Ralph Fiennes a préféré un danseur, plutôt qu’un acteur. Le visage de l’Ukrainien Oleg Ivenko évoque celui de son modèle, un peu de sauvagerie en moins. Pour un béotien, ses prouesses sont éblouissantes. Fiennes le filme en pied pendant les séquences dansées, sans doute plus attentif aux prodiges athlétiques qu’à l’arcane chorégraphique. L’effet désiré se produit : on croit au talent hors du commun, à l’extrême jeunesse et à l’infinie arrogance de Noureev, à l’inéluctabilité de son destin.

Quelques précautions scénaristiques

A Paris, le danseur fait la connaissance de Clara Saint (Adèle Exarchopoulos), une jeune femme qui fréquente les hautes sphères de la Ve République naissante. Chilienne, elle a été la compagne d’un des fils d’André Malraux dont elle porte le deuil. Presque incidemment, pendant qu’il est occupé à faire l’expérience de la décadence occidentale, Noureev la ramène à la vie. S’il prend quelques précautions quant aux nuits qu’aurait passées la future étoile dans les boîtes gay parisiennes, le scénario expose en détail ses caprices, ses fureurs, esquissant un lien entre celles-ci et les dons hors du commun du personnage.

Curieusement, le film ralentit lorsqu’il approche de sa conclusion. Peut-être Ralph Fiennes s’est-il refusé à emprunter au vocabulaire du film d’espionnage pour mettre en scène l’épisode d’Orly. On en retient quand même l’apparition d’Olivier Rabourdin en policier, d’abord contrarié d’être forcé de sortir de sa routine, s’élevant ensuite à la hauteur de la tâche. Avec l’acteur russe Alexeï Morozov, qui incarne l’agent du KGB chargé du salut de l’âme socialiste de Noureev, ils forment – à distance – un duo en mineur, celui des gens ordinaires forcés de coexister avec le génie.

Bande annonce officielle de Noureev de Ralph Fiennes
Durée : 01:49

Film britannique de et avec Ralph Fiennes. Avec Oleg Ivenko, Adèle Exarchopoulos, Chulpan Khamatova, Raphaël Personnaz (2 h 07). www.rezofilms.com/distribution/noureev