La jeune styliste tunisienne Anissa Meddeb (en robe noire), créatrice de la marque Anissa Aida, à Tunis, en janvier 2018. / Anissa Aida

En Tunisie, la fashion week est l’événement mode de l’année. Y participer fait pourtant débat parmi les créateurs d’une scène tunisienne qui commence à se distinguer. « Il y a un vrai problème d’organisation et de logistique et cela revient trop cher aux créateurs », témoigne Salah Barka, designer de sa propre marque. L’ancien mannequin, âgé de 43 ans, est connu pour ses vêtements créés à base de fripes et de récupération de tissus d’ameublement. Depuis 2013, il boude l’événement, dont la 11e édition s’est tenue du 12 au 15 juin. Le coût d’un défilé, salaires des mannequins inclus, revient à environ 5 000 dinars (quelque 1 500 euros), un montant parfois trop élevé pour de jeunes créateurs qui se lancent.

La fashion week demeure malgré tout une belle vitrine pour certains comme Anissa Meddeb, la créatrice de la marque qui monte Anissa Aida, ou les nouveaux diplômés des écoles de mode. « La fashion week a beaucoup évolué. On peut y trouver une génération d’étudiants qui ne vient pas forcément de Tunis, comme ceux de l’Institut supérieur des métiers de la mode de Monastir qui ont défilé cette année. Leur créativité était rafraîchissante », commente Sofia Guellaty, fondatrice du magazine en ligne Mille World consacré à la mode et à la culture dans le monde arabe.

Pour d’autres comme Salah Barka, la visibilité est ailleurs, dans les ateliers, le bouche-à-oreille et les collaborations avec les artistes. En Tunisie, depuis la révolution, de nombreux créateurs ont émergé, y compris « grâce à l’usage démultiplié des réseaux sociaux », indique le jeune créateur Amin Hajri, qui a débuté dans un concept store tunisois et lance désormais sa marque.

« Des savoir-faire ancestraux »

Au lieu de la fashion week, il a participé, le 14 juin, à un défilé organisé par la délégation de l’Union européenne, tout comme Salah Barka ou encore le célèbre Ali Karoui, qui habille des personnalités du Festival de Cannes chaque année. Le concept, intitulé « L’Europe à la mode tunisienne », s’inspire de l’histoire textile en Tunisie, l’une des premières manufactures au Maghreb pour le continent européen. « Nous avons voulu montrer qu’il y a en Tunisie toute une histoire liée au vêtement, aussi bien la fripe que les artisans aux savoir-faire ancestraux, aujourd’hui en danger de disparition », témoigne Nadia Baccouche-Legendre, directrice artistique du projet.

Si la jeune génération de créateurs se diversifie, les galères ne manquent pas. Dans un pays où le statut d’artiste n’a pas d’existence juridique, l’obtention d’un visa peut être compliquée. Autre lourdeur : celle des réglementations douanières qui n’autorisent pas les créateurs à vendre leurs tenues hors de la Tunisie.

Mehdi Kallel, 35 ans, en a fait les frais en 2018 à l’issue de la fashion week parisienne. De la même génération qu’Ali Karoui et Ahmed Talfit qui habillent les stars du monde arabe et s’exportent à l’international, ce créateur est rompu aux défilés à l’étranger. Mais ses robes ont été coincées à la douane pendant deux semaines à l’aéroport de Tunis-Carthage à son retour. « Même si j’ai pu les récupérer, cela montre bien nos difficultés. Il y a une paperasse énorme à remplir dès que l’on veut faire sortir des tenues, sans oublier la caution à verser pour assurer le retour. Rien ne doit sortir sans revenir en Tunisie », déclare-t-il.

Certains, comme Anissa Meddeb qui vise aussi bien l’export (30 %) que le marché local (70 %) via la vente en ligne, ont dû trouver des combinaisons très compliquées pour pouvoir vendre. « J’ai dû créer trois sociétés, une en Tunisie pour exporter, une SARL en France et encore une société en Tunisie pour pouvoir vendre localement dans les concept stores », détaille-t-elle.

« Slow fashion » et mode éthique

Malgré ces embûches, en partie liées à un manque de fédération de la filière, la jeune génération commence à se démarquer sur le plan créatif. « Depuis quelques d’années, nous avons commencé par créer la tendance avec Ali Karoui, Ahmed Talfit et des stars tunisiennes qui portent des marques tunisiennes. C’était déjà un grand pas », précise Mehdi Kallel. Cet ancien costumier dans le cinéma a lancé sa griffe en s’inspirant du patrimoine tunisien pour le moderniser, une tendance devenue aujourd’hui très répandue chez les jeunes créateurs.

D’autres puisent dans la mouvance de la « slow fashion » et de la mode éthique comme Anissa Meddeb. Elle utilise le tissage artisanal de la soie dans la médina de Tunis et celui du coton et du lin à Ksar Hellal, dans la région du Sahel tunisien, pour créer des collections épurées aux lignes japonisantes. « Il faut s’inspirer du patrimoine, mais aussi savoir se démarquer des clichés et de la réinterprétation trop directe des motifs traditionnels », dit-elle. Salah Barka, lui, arpente les fripes, où il rachète des vêtements même fatigués. « Plus c’est abîmé ou recousu, mieux c’est. Les fripes, c’est là où s’habillent beaucoup de Tunisiens depuis très longtemps. Cela fait partie de notre histoire » témoigne-t-il.

D’autres encore comme le jeune Braim Klei, qui a défilé cette année à la fashion week, privilégient des modèles ultramodernes, très minimalistes, « mais qui peuvent aller à toutes les femmes ». Lui aussi est un adepte du mouvement anti-fashion, opposé au rythme des défilés saisonniers. Amin Hajri, enfin, voyage dans l’histoire des beys ou raconte Marie-Antoinette à travers des motifs arabo-musulmans. « L’idée est de s’éloigner du bling-bling que l’on voit partout. On en a marre des tenues de mariage bouffantes à chaque coin de rue », rigole-t-il, en référence aux nombreux magasins de vente et location de robes de mariées kitch qui pullulent à Tunis.

Difficile d’identifier une véritable touche tunisienne parmi toute cette variété de créateurs. « Il n’y a pas d’identité tunisienne au niveau de la mode comme on pourrait parler d’une mode française ou d’une mode milanaise, mais c’est encore une scène jeune, qui explore », résume Sofia Guellaty.