Le ministre de la justice brésilien, Sergio Moro, lors de la Commission de la constitution et de la justice, au Sénat, à Brazilia, le 19 juin 2019. / ADRIANO MACHADO / REUTERS

Pendant près de neuf heures, le visage fermé, les joues rougies par l’effort, les lèvres pincées d’agacement, l’ex-magistrat a tenté devant les sénateurs de lever l’infâme soupçon de partialité. Dénonçant le « sensationnalisme » des attaques, mettant en question la véracité des preuves contre lui, assurant « avoir fait son devoir » ou s’érigeant en victime d’une manœuvre visant à fragiliser la lutte contre la corruption, Sergio Moro, hier héros du Brésil, s’est défendu, mercredi 19 juin, face à un parterre de parlementaires, sans parvenir à lever les doutes de ses détracteurs, ni à ébranler les convictions de ses admirateurs.

La prestation du ministre de la justice de Jair Bolsonaro était des plus attendues après l’éclatement du scandale lancé par le site The Intercept. Depuis le dimanche 9 juin, le média cofondé par le journaliste américain Glenn Greenwald égraine les messages échangés entre celui qui était à l’époque à la tête de « Lava Jato » (« lavage express ») – vaste opération anticorruption ayant notamment conduit l’ancien président Lula en prison – et les procureurs. Le contenu de ces échanges met en évidence les ambiguïtés politiques de l’ex- juge, son possible acharnement contre Lula et le Parti des travailleurs (PT, gauche) et sa mansuétude envers les figures de la droite.

La veille de l’audience, une nouvelle salve de messages confondait un peu plus celui qui fut un temps considéré comme « l’Eliot Ness do Brasil », référence à l’enquêteur des « Incorruptibles » qui mena la guerre à Al Capone à Chicago. Soucieux d’éviter la divulgation d’éléments embarrassants à l’encontre de l’ancien chef d’Etat Fernando Henrique Cardoso, dit « FHC », issu du Parti social-démocrate brésilien (PSDB, centre droite), il écrit en 2017 au procureur Deltan Dallagnol : « Il y a quelque chose de sérieux contre FHC ? (…) ça ne serait pas plus que prescrit ? » Le procureur répond : « Ça a été envoyé (…) sans analyse de prescription. Exprès, je suppose, peut-être pour envoyer un message d’impartialité. » Sergio Moro rétorque alors : « Ah, je ne sais pas. Je pense que c’est questionnable car ça blesse quelqu’un dont l’appui est important. »

« Aucune ligne de défense valable »

Devant les sénateurs, Sergio Moro n’a guère évoqué ces dernières indiscrétions. Rappelant s’être présenté spontanément à la Chambre haute pour s’expliquer, le ministre s’est d’abord lancé dans une défense appuyée de son œuvre contre la corruption. « Au Brésil, il y a une tradition d’impunité et elle a été interrompue en partie grâce à Lava Jato », rappelle-t-il en guise d’introduction.

« Nous devons nous concentrer sur le présent et le futur (…) et non sur ces messages, ces supposés messages », plaide-t-il. Puis il assure « n’avoir rien à cacher » : « Les juges discutent avec des procureurs, des avocats. C’est une chose normale. » Enfin, le ministre met en doute l’authenticité desdits messages, dénonçant l’action de hackeurs criminels.

Pour Chico Monteiro, de l’Académie brésilienne de droit constitutionnel,

« Sergio Moro n’a pas su se décider sur une ligne de défense, alors il en utilise plusieurs, mais aucune n’est valable. Dire que des conversations entre un juge et des procureurs est normale ne tient pas. Il a orienté l’enquête, donné des pistes et une tactique, cela n’avait rien de discussions informelles dans le couloir d’un tribunal ! »,

Alternant entre les questions acérées de l’opposition et les flatteries de ses soutiens, Sergio Moro élude, à l’occasion, sur les points trop précis, expliquant ne pas avoir la mémoire de tous ses messages. « J’ai supprimé l’application Telegram », dont ils sont issus, affirme-t-il. Lorsque Jacques Wagner (PT) se fait offensif, lui demandant « Ce fut aussi une mesure sensationnaliste de divulguer les conversations de la présidente Dilma ? », en référence à la fuite de conversation téléphonique entre la présidente Dilma Roussef (PT) et Lula en mars 2016, que Sergio Moro a orchestrée et qui a empêché l’ancien syndicaliste de rejoindre le gouvernement de sa dauphine, l’ancien magistrat tranche :

« Tout le monde pouvait vérifier l’authenticité du matériel. Ici, nous avons affaire à un groupe organisé, un hackeur… Un matériel divulgué de manière opaque sans possibilité de vérification. »

Parfois interrogé par des sénateurs eux-mêmes accusés de corruption, Sergio Moro aura donné le sentiment d’avoir voulu dévier le débat non sur sa personne, mais sur la défense de « Lava Jato ». « Moro devait défendre son destin auprès des parlementaires, mais surtout auprès de l’opinion publique. Il a mené une bataille de rhétorique pour tenter de rester le héros de l’anticorruption », analyse Oliver Stuenkel, professeur de relations internationales à la Fondation Getulio Vargas de Sao Paulo.

Certains soulignaient, mercredi soir, que cette ligne de défense n’était pas tenable. « Ce n’est pas parce que l’opération [« Lava Jato »] est importante qu’il faut accepter tout ce qui a été fait », écrivait notamment Miriam Leitao, éditorialiste du quotidien O Globo.

A défaut d’un mea culpa de l’ancien juge, les détracteurs de Sergio Moro retiendront cette petite phrase lâchée par l’intéressé : « Je n’ai pas d’attachement au poste. S’il y a une irrégularité, je pars. »