Mark Zuckerberg , à San José, en Californie, le 1er mai 2018. / JOSH EDELSON / AFP

Editorial du « Monde ». « Votre argent m’intéresse », disait sans ambages la publicité d’une grande banque française. Facebook n’est pas aussi direct, mais l’intention est la même. Après s’être soucié de savoir qui nous fréquentions, où nous voyagions, ce que nous aimions manger ou pour qui nous votions, le réseau social a désormais l’ambition d’avoir un œil sur notre portefeuille. L’entreprise de Mark Zuckerberg vient d’annoncer le lancement en 2020 d’une monnaie électronique : le « libra ». Le fait que Facebook s’intéresse à notre argent constitue potentiellement un bouleversement dans le domaine des transactions financières, qui doit éveiller notre vigilance.

La Silicon Valley n’a pas son pareil pour présenter ses initiatives sous les atours de la modernité et de la praticité. Le libra est censé permettre, grâce à un porte-monnaie électronique, non seulement de transférer de l’argent de façon simple, instantanée, sécurisée et à moindres frais, mais aussi d’acheter toutes sortes de biens et des services.

Le groupe a pris soin de prendre ses distances avec le modèle contesté et spéculatif du bitcoin, dont la valeur ne repose sur aucun actif tangible. Le libra est présenté comme une « monnaie stable », dont le cours sera déterminé à partir d’un panier de devises (dollars, euros, yens, livres sterling). En cela, l’initiative de Facebook ne remet pas en cause, du moins dans un premier temps, la souveraineté monétaire dévolue aux Etats, mais elle promet de contester de façon radicale l’hégémonie des banques traditionnelles sur les transactions financières.

2,7 milliards d’utilisateurs

Le problème est que Facebook n’est pas la première entreprise venue. Avec ses 2,7 milliards d’utilisateurs, le milliard d’adeptes d’Instagram et ses messageries satellites (Messenger et WhatsApp), le groupe de Mark Zuckerberg a une puissance de feu qui n’a d’égale que sa réputation désastreuse en termes de fiabilité. Le scandale Cambridge Analytica a révélé l’extrême négligence du réseau social sur la protection des données de ses utilisateurs, tandis qu’il s’avère incapable de réellement maîtriser les discours de haine et les campagnes de diffamation circulant avec une viralité vertigineuse.

Si l’impact de ces lourdes défaillances sur le chiffre d’affaires de la multinationale a été jusqu’à présent limité, celles-ci justifient une vigilance extrême. L’enjeu est désormais plus large que la seule protection des données personnelles. Dix ans après la crise financière de 2008, les banques ont été péniblement encadrées grâce à une régulation plus sévère. Il faut réfléchir à deux fois avant d’autoriser Facebook à devenir un acteur capable, de par sa taille, d’apporter une nouvelle forme de déstabilisation du système.

Si aujourd’hui le libra n’est qu’un outil de transactions, rien ne dit que Mark Zuckerberg s’arrêtera en si bon chemin. Facebook, dont 98 % des recettes viennent de la publicité, a un besoin évident de diversifier son modèle économique, qui peut le conduire à terme à développer des produits financiers de plus en plus sophistiqués, voire à battre monnaie.

A chaque fois que Mark Zuckerberg a été amené à répondre des dérives de son entreprise, il n’a fait que multiplier les excuses. Il serait peut-être temps de ne plus le croire sur parole. Cette fois, les régulateurs financiers doivent prendre les devants en encadrant strictement une entreprise qui a joué les apprentis sorciers plus souvent qu’à son tour.