La résidence d'artistes Black Rock à Dakar, fin mai 2019. / Matteo Maillard

Il faut y appliquer les deux mains, puis pousser avec force. Alors la porte de six mètres de haut daigne pivoter lentement sur ses gonds et révéler un intérieur grandiose : balustrades en verre poli, plinthes de bois précieux, rambardes en acier brossé, piscine à débordement et végétation tropicale dans un jardin manucuré. « J’ai voulu créer une oasis dans le Sahel, lance Kehinde Wiley, un symbole d’excellence africaine en termes de design et d’esthétique. » En ce mois de juin, le célèbre peintre américain d’origine nigériane s’apprête à recevoir la première promotion d’artistes internationaux en résidence dans sa demeure dakaroise flambant neuve.

Surnommée Black Rock, en référence aux roches volcaniques qui jonchent les plages de la capitale sénégalaise, cette expérimentation artistique a été conçue à la fois comme laboratoire et cercle de réflexion où des artistes du monde entier – peintres, plasticiens, sculpteurs, écrivains – se relaieront entre trois et six mois afin de créer et forger un regard neuf sur le continent. « Un espace où l’Afrique est sujet de conversation et de développement personnel, appuie M. Wiley. Pendant des siècles, elle a été vue par des gens qui l’utilisaient afin de se sentir et se montrer supérieurs. Je pense que nous avons besoin d’avoir un miroir honnête, une façon saine d’échanger avec ce continent. » Une philosophie que Black Rock, se voulant « volontairement politique et imprévisible », instigue dans sa structure même. Ainsi sa gigantesque porte d’entrée est une version inversée et accueillante de la « porte du non-retour » située sur l’île de Gorée et par laquelle passaient les esclaves enchaînés avant d’être envoyés en Amérique.

« Hors de contrôle »

Selon sa fiche de présentation, le projet mûrit depuis une décennie. Mais l’histoire remonte plus loin, à 1997, lorsque Kehinde Wiley découvre Dakar à 19 ans lors d’un voyage initiatique. « J’étais parti à la recherche de mon père nigérian et le Sénégal était la première escale de mon périple. » Tombé amoureux du pays, il y fera la connaissance de l’actrice américaine C.C.H. Pounder et son mari Boubacar Koné, fondateurs de l’un des premiers musées d’art contemporain en Afrique de l’Ouest, puis nouera de nombreuses amitiés sur la scène culturelle sénégalaise. Il réfléchit alors à créer un cabanon de plage où peindre et inviter des créateurs. Une idée qui enflera jusqu’à être « hors de contrôle », s’amuse-t-il, ouvrant la porte d’une suite dont la salle de bains est « grande comme un appartement new-yorkais ».

Inauguration du portrait de Barack Obama par le peintre américain Kehinde Wiley à Washington, le 12 février 2018. / MARK WILSON / AFP

Né en 1977 dans le quartier défavorisé de South Central à Los Angeles, Kehinde Wiley a connu une ascension progressive avant une récente fulgurance, lorsqu’il a été choisi par Barack Obama en 2018 pour devenir son portraitiste officiel. Celui qui s’est évertué à peindre dans des poses rococo des Afro-Américains anonymes a trouvé dans la célébrité un luxe neuf, présent partout dans le manoir Black Rock, dont l’écrin détonne dans ce quartier populaire en construction. Sauna, salle de sport, ateliers spacieux et chef à disposition pour concocter des plats fusion entre la gastronomie africaine, européenne ou japonaise. « Je veux que les artistes se sentent respectés, presque gâtés », confie M. Wiley. Pour le décorer, il n’a voulu employer que des artisans locaux, de l’architecte Abib Djenne à la couturière Assa Dione, spécialiste de la broderie ouest-africaine, en passant par la sculptrice Fatiya Djenne. Les murs sont couverts d’œuvres contemporaines africaines ou afro-descendantes, dont une série de portraits de Sénégalais réalisée par le photographe américain Dewayne Rogers.

Le mannequin Naomi Campbell et la chanteuse Alicia Keys durant la soirée de lancement de la résidence d’artistes Black Rock à Dakar, le 26 mai 2019. / Matteo Maillard

Si l’on ne connaît pas encore la poignée d’heureux élus sélectionnés pour participer à cette « expérimentation sociale », M. Wiley assure que « des milliers d’artistes ont déjà candidaté ». Lui, souhaite le panel le plus divers possible. « Je veux que l’on commence à voir l’Afrique comme une maison, un espace qui devient progressivement familier. Non cette terre terrifiante que voyaient Braque ou Picasso. Que, jour après jour, dans ce petit groupe d’amis, notre travail passe du stéréotype au vécu. »

« S’aiguiser comme des couteaux »

Kehinde Wiley a bien conscience qu’il y a un risque de « flirter avec le désastre, avoue-t-il. Car nous ne savons pas ce qu’il se passe quand on rassemble des artistes qui ont des vies tout à fait différentes. Je veux que Black Rock se répande dans le monde comme un virus, mais un virus qui apporterait joie, créativité et nouveauté, à l’inverse de ce perpétuel narratif de guerre, désastres et anxiété que l’on accole à l’Afrique. Je veux que Dakar soit une provocation aussi sexy que New York ou Paris en leur temps, comme une énorme soirée glamour où les gens savent qu’il y aura des tenues hallucinantes ».

Lors de sa soirée de promotion le 26 mai, Black Rock a accueilli les célèbres amis du peintre, la chanteuse Alicia Keys et son mari le producteur Swizz Beatz, venus spécialement pour l’occasion, ainsi que le mannequin Naomi Campbell, qui en a profité pour célébrer son 49anniversaire dans la capitale sénégalaise. Kehinde Wiley veut faire de Dakar l’épicentre d’un « dialogue mondial entre artistes afin qu’ils s’aiguisent entre eux comme des couteaux, avance-t-il : « Je pense que c’est ainsi que surviennent les révolutions. Non par des moments coups de poing, mais par ces petites touches. C’est comme tomber amoureux et je veux que le monde tombe amoureux de l’Afrique de l’Ouest. »

« Femme piquée par un serpent », de Kehinde Wiley lors d’une exposition au Miami Beach Convention Center en décembre 2010. / Hans Deryk / REUTERS