L’exposition « Prête-moi ton rêve » à laquelle ont participé 28 artistes africains, à Casablanca, au Maroc, en juin 2019. / FDCC

« On forme une grande famille. » L’artiste Freddy Tsimba est aux anges, heureux de retrouver ses copains africains qu’il ne voit habituellement que lors de ses séjours en Europe. Et plus content encore de s’être fait de nouveaux amis. Le sculpteur congolais est, avec 27 autres créateurs, à l’affiche de « Prête-moi ton rêve », une exposition panafricaine organisée jusqu’au 31 juillet à Casablanca par la toute nouvelle Fondation pour le développement de la culture contemporaine africaine (FDCCA).

Créée en 2018 par un galeriste et un entrepreneur du BTP, respectivement Fihr Kettani et Mohamed Bouzoubaa, cette structure présidée par le prince marocain Moulay Ismail voit grand et loin. Le road show conçu par les commissaires Brahim Aaloui et Yacouba Konate fera étape en septembre à Abidjan, en décembre à Dakar puis, dans le désordre, à Lagos, Addis-Abeba et Cape Town, avant de revenir en juin 2020 à Marrakech, qui sera alors capitale de la culture africaine pour une année.

L’ambition ? Rompre avec ce que Yacouba Konaté nomme « la mémoire fantôme de l’art contemporain », ces grands raouts comme Africa Remix organisés en Occident mais dont les publics africains n’ont guère profité. « Focaliser sur les valeurs communes », ajoute Brahim Alaoui, sans rentrer dans « l’illusion démagogique du “On est tous semblables” ». Démontrer aussi que les difficultés logistiques, souvent prétexte pour ne pas faire « tourner » les œuvres sur le continent, ne sont pas insurmontables. Bref, être acteur et non plus sujet. « Montrer qu’on ne tend pas la main à l’étranger, car on est capables d’organiser nous-mêmes les choses », résume l’artiste ivoirien Jems Koko Bi.

Circulation et mobilité

L’utopie d’un panafricanisme artistique n’est pas récente. Elle est au cœur du collectif Invisible Borders The Trans African Project, qui organise depuis 2009 des équipées artistiques sur les routes africaines. C’est aussi l’une des préoccupations du fonds African Artists for Development (ADD) qui, depuis trois ans, a fait circuler l’exposition « Lumières d’Afrique » dans quatre villes du continent, notamment à Rabat, où elle se tient jusqu’au 15 août.

A chaque initiative, un même constat : rien n’est plus éloigné aux yeux d’un Ivoirien que l’actualité sud-africaine, rien de moins familier pour un Tunisien que la vie quotidienne d’un Congolais. L’Algérien Yazid Oulab, qui expose dans « Prête-moi ton rêve » l’admet, il ne connaît de l’Afrique que le Maghreb. « On a tendance à regarder le Nord. Quant au désert, qui nous sépare de l’Afrique subsaharienne, il est symboliquement très fort », confie-t-il. La mobilité aussi a un coût, souvent prohibitif. « Un vol Casa-Dakar, c’est 500 euros à 600 euros, Alger-Casa c’est au moins 400 euros, remarque l’artiste algérienne Zoulikha Bouabdellah. Les questions économiques ne nous permettent pas de nous connecter, pas plus que les rares structures culturelles sur place. »

La circulation des œuvres n’est pas plus aisée que celle des hommes. Pour « Lumières d’Afrique », les frais allers-retours des œuvres de Paris à Rabat s’élèvent à 50 000 euros. « Ce qui est très complexe, ce sont les frais de restauration des œuvres qui n’aiment pas toujours cette itinérance », ajoute Gervanne Leridon, présidente du fonds AAD. Dans le cas de « Prête-moi ton rêve », à chaque itinérance, les pièces doivent repartir au Maroc pour être dédouanées, aberration administrative qui augmente fatalement le coût du transport. En l’absence d’avion-cargo, il faut aussi utiliser des vols domestiques palettisés pour accueillir des containers. Et, faute de vols directs, il faut imaginer un convoi routier.

L’exposition « Prête-moi ton rêve » à laquelle ont participé 28 artistes africains, à Casablanca, au Maroc, en juin 2019. / FDCC

Pour rendre l’utopie panafricaine réalisable, la Fondation pour le développement de la culture contemporaine africaine (FDCCA) a dû trouver des mécènes : la première étape marocaine a coûté 400 000 euros, et chaque point de chute devrait tourner autour de 200 000 euros, abondé par le groupe Banque populaire. Pour éviter toute polémique, les artistes restent propriétaires de leurs œuvres, y compris celles conçues dans le cadre de résidences financées, à Casablanca, par la FDCCA. Aussi, même les plus célèbres, tel El-Anatsui, se sont-ils prêtés au jeu, « sans parler d’argent car ils voulaient avant tout que ce projet aboutisse », remarque l’artiste malien Abdoulaye Konaté.

Quoi qu’inégale et focalisée sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest, « Prête-moi ton rêve » témoigne de la diversité artistique du continent. L’accrochage est dominé par les peintures abstraites d’une folle modernité du Marocain Mohamed Melehi, par les films d’animation politiques envoûtants du Sud-Africain William Kentridge, les aquarelles de Yazid Oulab et Bathélémy Toguo traitant de la question des racines, par le grand tissage tressé de symboles politiques d’Abdoulaye Konaté ou encore les découpages géométriques et ambigus de Zoulikha Bouabdella.

« Aucune porosité avec le contexte »

Le coup d’envoi n’en laisse pas moins un sentiment mitigé. L’opulente villa du quartier huppé d’Anfa qui accueille l’exposition n’est pas un écrin approprié. Le vernissage à l’étuvée, façon Miami Beach, l’after tout aussi select rythmé par les Black Eye Peas et autres pop-stars occidentales n’avaient rien de (pan) africain, encore moins d’œcuménique.

A leur décharge, les organisateurs avaient d’abord visé une bâtisse historique de la Medina, à laquelle ils ont dû renoncer à peine une vingtaine de jours avant le vernissage, faute d’électricité. Autre bémol, les artistes invités en résidence ne sont guère sortis de leurs ateliers. « Ils n’ont rien vu du Maroc, n’ont rencontré personne et ont fini par faire ce qu’ils savent faire. Il n’y a eu aucune porosité avec le contexte », regrette un observateur local.

L’exposition « Prête-moi ton rêve » à laquelle ont participé 28 artistes africains, à Casablanca, au Maroc, en juin 2019. / FDCC

Deux événements satellites sauvent toutefois la mise. L’exposition hommage à Farid Belkahia organisée par la jeune Fatima-Zahra Lakrissa est d’autant plus passionnante qu’elle met en valeur les dessins inspirés de Paul Klee, rarement vus. Son parti pris de confronter l’artiste marocain avec ceux du mouvement français Supports/Surfaces sort aussi des sentiers battus de l’école de Casablanca. Tout aussi intéressante est la carte blanche laissée à la curatrice Syham Weigant. Au cœur de la Médina, dans un nouveau lieu baptisé Rue de Tanger, où elle a invité quatre artistes marocains, dont Mohamed El Baz et Yassine Balbzioui.

Si, pour l’heure, seules deux escales de « Prête-moi ton rêve » sont validées, il est crucial que les organisateurs mènent le projet à leur terme. Autrement, d’autres s’interdiront de rêver.

« Prête-moi ton rêve », jusqu’au 31 juillet, Aire d’Anfa, Casablanca, Maroc, avant de partir en voyage sur le continent.