A l’entrée, l’affiche annonce un atelier « jeux de rôle », qui peut sembler inattendu dans un très sérieux Forum BIOTechno destiné à aider les étudiants en biologie à choisir une carrière. En poussant la porte, on découvre une dizaine de jeunes gens, âgés de 25 à 30 ans, tous sur leur trente et un, extrêmement concentrés, maniant un langage pas forcément accessible pour le commun des mortels, où l’on capte qu’il est question de « paillasses », de « patents » ou de « biomarqueurs ». Ici ce ne sont pas des batailles ou des grands faits historiques que l’on simule, mais des entretiens d’embauche. Et c’est dans la peau de recruteurs et de candidats qu’on se glisse.

Ces jeunes font partie du fleuron de l’université française dans le domaine de la biologie. Ils sont doctorants (en cours de thèse), docteurs (titulaires d’un doctorat, bac + 8) ou postdocs (jeunes chercheurs diplômés, embauchés en CDD dans un laboratoire de recherche). Ils viennent de consacrer trois années ou plus de leur vie à la recherche scientifique. Mais s’ils sont dans cette pièce en ce vendredi de juin, c’est qu’ils envisagent, comme disent certains, de « passer du côté obscur » : quitter le monde académique – parcours considéré comme classique, menant à des carrières de chercheur et d’enseignant – et entrer dans celui de l’entreprise.

Pour cela, ils doivent apprendre à « se vendre », et ce n’est pas une évidence. « Les doctorants et docteurs sont extrêmement capés, ce sont de vrais spécialistes de leurs thématiques de recherche, explique Charlène Planchenault, animatrice de cet atelier et consultante chez Kelly Scientifique, un cabinet de recrutement. En revanche, ils ne vont pas naturellement mettre en avant leurs compétences transversales, tout simplement parce qu’ils n’en sont absolument pas conscients. Alors qu’en trois ans ou plus de doctorat ils ont acquis d’énormes qualités, notamment en gestion de projet et en recherche de partenaires. On leur apprend à s’en prévaloir face aux recruteurs. »

« Les années de thèse sont aujourd’hui considérées comme de réelles expériences professionnelles. » Charlène Planchenault, animatrice de cet atelier et consultante chez Kelly Scientifique

Perles rares

Depuis quelques années, la cote des bac + 8 a explosé sur le marché du travail. Eux que les entreprises ont souvent vus comme des rats de laboratoire inadaptés aux contraintes du privé sont aujourd’hui de plus en plus recherchés. « Ce sont vraiment des profils très complets, très autonomes et très créatifs, assure Charlène Planchenault. Les années de thèse sont aujourd’hui considérées comme de réelles expériences professionnelles. »

Les employeurs potentiels viennent donc courtiser les docteurs dans les événements qui leur sont consacrés. Au Forum BIOTechno, entre les ateliers de CV et d’entretiens et les tables rondes sur les différents métiers accessibles, une dizaine d’entreprises ont décidé d’investir dans des stands – payants – pour avoir accès à ces perles rares. Les deux cofondateurs de Neoplants, « jeune pousse » en biologie synthétique des plantes, espèrent bien y recruter plusieurs de leurs futurs collaborateurs. « Nous allons embaucher six personnes, dont quatre docteurs, explique Patrick Torbey, lui-même docteur de l’Ecole normale supérieure. C’est un vrai choix stratégique. Ils sont les meilleurs pour innover, pour résoudre des problèmes qui n’ont jamais été résolus jusque-là. Et ils sont très curieux, y compris dans les domaines qui ne sont pas les leurs. »

« Quand on crée une petite entreprise, on passe son temps à devoir résoudre des problèmes, renchérit son associé Lionel Mora. Or 90 % du temps d’une thèse consiste à être confronté à des embûches. Ça a une valeur inestimable ! Mais tout le monde n’est pas adapté au monde de l’entreprise. Les échéances sont beaucoup plus agressives, ce n’est pas la même gestion du temps. Moi qui ne suis pas issu de ce milieu, ça m’a toujours fasciné de voir à quel point les chercheurs ont besoin de temps pour lire de la bibliographie et pour penser, tout simplement. Il faut juste réussir à combiner cela avec la réalité du privé. »

Nouvelle mentalité

L’intérêt est réciproque. Ce jour-là, les jeunes chercheurs font la queue, CV en main, discours de motivation en tête, pour essayer de séduire ces employeurs potentiels. Maya (les prénoms ont été changés à la demande des intéressés), qui a soutenu sa thèse sur le diagnostic des maladies infectieuses il y a cinq mois, s’en explique : « Je veux changer le monde, participer à l’innovation concrète, faire des découvertes qui vont révolutionner la vie des gens. Et je ne pense pas que ce soit dans l’académique que je peux y parvenir. On perd trop de temps avec toutes les contraintes administratives et de publications. C’est dans le privé qu’on a réellement les moyens et le contexte propices à la découverte. Mais, attention, pas n’importe quel privé ! Je suis très attachée à l’éthique, je ne veux pas être une machine à produire de l’argent. »

Pour Allan, spécialisé dans les prothèses, ce sont des considérations pragmatiques qui ont guidé son choix : « En continuant dans l’académique, je me préparais à quatre, dix, voire quinze ans de CDD, d’incertitude, de précarité et de pression avant, peut-être, d’obtenir un poste. Ce n’est pas ma conception de l’existence. J’adore la science et la recherche mais ce n’est pas toute ma vie. Je veux construire une famille, profiter et non m’imposer encore des années de sacrifices. Et je pense qu’on peut faire un travail tout aussi passionnant en entreprise. Evidemment, je ne vais pas me précipiter. Je choisirai le poste qui me fera vibrer. »

Parmi les ateliers les plus prisés, ceux de l’Association Bernard Gregory (ABG), qui accompagne les docteurs dans leurs évolutions de carrière depuis près de quarante ans. Et a vu émerger, ces dernières années, cette nouvelle mentalité. « Pendant longtemps, le renoncement à une carrière académique était considéré comme un échec, reconnaît Vincent Mignotte, directeur d’ABG. Aujourd’hui, le privé n’est plus nécessairement un choix contraint. Certains commencent même leur thèse en sachant déjà qu’ils ne resteront pas dans la recherche fondamentale. Ils sont de plus en plus conscients des débouchés intéressants qui peuvent exister dans le monde de l’entreprise. C’est évidemment le cas pour les sciences dures et naturelles, mais également pour les sciences humaines et sociales. Par exemple, pour le développement de la voiture autonome ou des objets connectés, on a besoin de sociologues et d’anthropologues pour travailler sur les réactions de la population. »

Sarah doit soutenir sa thèse d’immunologie à la fin de l’année et sait depuis plus d’un an qu’elle rejoindra ensuite le secteur privé. Mais elle redoute d’informer son directeur de thèse…

Reste à convaincre les plus récalcitrants : les encadrants des jeunes chercheurs. Sarah doit soutenir sa thèse d’immunologie à la fin de l’année et sait depuis plus d’un an qu’elle rejoindra ensuite le secteur privé. Mais elle redoute d’informer son directeur de thèse : « Deux de mes camarades ont été transparents avec leurs directeurs. Ceux-ci, bien plus âgés, avec une mentalité “à l’ancienne”, ont été choqués par ce choix et se sont totalement désintéressés d’eux pour la fin de leur doctorat. Ça a été très violent. J’admire beaucoup mon encadrant et je ne veux vraiment pas le décevoir. L’informer va être une épreuve. Rien que d’y penser, j’ai une boule au ventre ! Mais je ne peux quand même pas choisir ma carrière en fonction de lui… »

Cet article fait partie d’un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut Pasteur.