Lors d’un match entre le Cameroun et l’Australie, à Saint-Petersbourg, en Russie, le 22 juin 2017. / Kai Pfaffenbach / REUTERS

Le jour du premier rendez-vous, Gilles* s’est désisté à la dernière minute, évoquant un entraînement imprévu. Au deuxième, il s’est excusé, parlant de sa mère qu’il devait conduire d’urgence à l’hôpital. Au troisième, une « légère foulure » de cheville a empêché notre rencontre… Puis au sixième, il nous a demandé au téléphone, visiblement inquiet : « Vous savez que le football au Cameroun est une terrible mafia. J’ai peur de vous parler. Vous êtes sûre que rien ne m’arrivera ? » Malgré notre assurance, le jeune homme n’est jamais venu au septième rendez-vous. « Il a peur », a justifié par la suite Junior*, son coéquipier et meilleur ami, qui servait d’intermédiaire : « S’il parle, on saura que c’est lui et on ne sait pas ce qui pourrait lui arriver. »

Gilles est un footballeur évoluant dans l’un des plus grands clubs de première division du Cameroun. Il y a cinq ans, alors qu’il jouait encore en deuxième division, un responsable de la Fédération camerounaise de football (Fecafoot) l’a approché pour qu’il intègre l’équipe des moins de 17 ans. En contrepartie, le jeune homme devait lui reverser les deux tiers de toutes ses primes de match pendant « au moins cinq ans ». « L’homme lui a assuré qu’il l’aiderait aussi à intégrer plus tard l’équipe nationale senior, raconte Junior. Mais il a refusé. Ses parents, chrétiens catholiques pratiquants, lui ont demandé de ne pas accepter. L’homme lui a dit qu’il allait le regretter. Et c’est ce qui s’est passé : sa carrière n’évolue plus. »

« On parle de millions de francs CFA »

Au Cameroun, le football est le sport roi. Dès les premières années de leur vie, des enfants tapent dans la balle avant même de prononcer leurs premiers mots. Les après-midi après l’école, les week-ends, les jours fériés et pendant les vacances, de jeunes garçons se bousculent sur des terrains vagues pour taquiner la balle. Malgré le manque d’infrastructures et les éternels problèmes financiers, beaucoup rêvent d’une carrière internationale et, surtout, d’intégrer l’équipe nationale où sont passés Roger Milla, Joseph Antoine Bell et Samuel Eto’o, leurs idoles.

Comme Gilles, certains sont freinés dans leur ascension par la corruption, qui, de l’avis de nombreux experts contactés par Le Monde Afrique, mine le football professionnel au Cameroun, un pays cinq fois vainqueur de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). « C’est la gangrène qui tue le football à petit feu », déplore un ancien joueur international qui « préfère vraiment ne pas être cité » et nous demande d’effacer « toutes les traces de l’entretien ».

L’ex-Lion indomptable énumère plusieurs cas de corruption : des footballeurs évoluant à l’étranger qui paient pour être sélectionnés, des sélections contre une partie de leurs primes, des joueurs qui paient pour pouvoir jouer des matchs (pour les moins connus ou expérimentés), « surtout en deuxième mi-temps ». « J’ai donné une partie de mes primes en contrepartie de ma sélection. Croyez-moi, on parle de millions de francs CFA », assure-t-il. Soit des milliers d’euros.

Auteur de Programmés pour échouer (éditions du Schabel, 2010) et de La Tragédie des Lions indomptables (2014), deux livres d’enquête sur l’équipe nationale, Jean-Bruno Tagne évoque la « banalisation d’un phénomène qui dure depuis des décennies ». Selon le journaliste, les conséquences de ce fléau sont visibles au sein de la sélection, « de plus en plus mauvaise », avec des joueurs très peu cotés. Pour lui, le Cameroun, champion d’Afrique en titre, ne fait pas partie des favoris de la CAN 2019 qui a débuté le 21 juin en Egypte.

« Le problème de la corruption, c’est ça : on aligne des joueurs qui ne sont pas assez performants. Ils sont là parce qu’ils ont un bon tuyau au niveau de la fédération ou dans le staff technique », déplore Jean-Bruno Tagne. Même certains entraîneurs étrangers qui se sont succédé dans la tanière des Lions indomptables ont été sélectionnés par de « véritables réseaux de recrutement » qui les rendent ensuite redevables. « Ce n’est pas parce que des sélectionneurs seraient étrangers qu’il n’y aurait pas de corruption », précise-t-il, citant les cas d’entraîneurs retenus alors que leur nom ne faisait pas partie de la short list après appel à candidatures.

Ceux qui osent dénoncer en paient le prix

« Les équipes nationales juniors, peu médiatisées, sont imprégnées par la corruption. De nombreux coachs et membres du staff, mal payés, vivent le plus souvent des primes de joueurs qu’ils contrôlent », confie un ancien membre du staff technique de l’équipe des moins de 17 ans. Le responsable souligne que tout part « de la base au sommet, du championnat local, en passant par les Lions indomptables, jusqu’aux politiques qui financent ».

En championnat local, des journaux locaux dénoncent régulièrement des cas de corruption flagrants : un président de club insatisfait de la défaite de son équipe, qui réclame au stade l’argent versé la veille au camp adverse ; des arbitres achetés pour favoriser une équipe ; des joueurs payés à coups de millions de francs CFA pour « diminuer leurs performances et faire gagner l’adversaire »… La Ligue de football professionnel du Cameroun (LFPC) a plusieurs fois suspendu ou sanctionné des joueurs, clubs et arbitres fautifs. Pas assez, de l’avis des spécialistes. « Le plus souvent, les sanctions ne visent pas les commanditaires, mais des malchanceux, alors que les vrais coupables sont connus », s’indigne un joueur de l’Union sportive de Douala (première division).

Ceux qui osent dénoncer en paient le prix. C’est le cas de Jean De Dieu Baboulé, un arbitre réputé incorruptible. Pour avoir dévoilé des cas de corruption, l’homme a été blacklisté pendant des années. Depuis son retour, il a la parole rare. « Je n’ai rien à vous dire », nous a-t-il répondu lorsque nous l’avons approché, un dimanche matin, dans un stade de Douala. « Il faut le comprendre. La corruption est partout dans le football camerounais. Ceux qui sont en face sont puissants. Ce sont des gangsters », s’attriste un jeune arbitre.

Une situation qui désespère Simon Ngoon Mbeleck, président de la Mutuelle camerounaise des arbitres de football (Mucaf). En dix-neuf ans de carrière, l’homme a été approché pratiquement à tous les matchs. Des centaines de milliers de francs CFA, voire des millions, proposés pour arbitrer en faveur d’un camp. Il a même été soupçonné de corruption et suspendu, avant d’être blanchi. « Des arbitres, attaquants, défenseurs, capitaines, entraîneurs, sont approchés à presque tous les matchs. La cagnotte monte lorsqu’on joue des matchs de maintien en division, des finales ou d’autres rencontres décisives », admet-t-il.

« Des témoignages mais pas de preuves »

Pourquoi les principaux responsables de ces actes ne sont-ils pas punis ? « Le problème est de pouvoir prouver la corruption. On a parfois des témoignages, mais pas de preuves », souligne Jean-Bruno Tagne, qui dénonce « le cash qui tourne à plein régime et ne laisse pas de traces ». Ce que nous confirme l’ancien Lion indomptable interrogé par Le Monde Afrique. Des primes de millions de francs CFA sont parfois remises en liquide aux joueurs, qui peuvent ainsi « payer leurs débiteurs, ceux qui les ont fait intégrer l’équipe nationale sans que personne ne le sache », explique-t-il.

Le responsable de la communication du ministère des sports, Gabriel Nloga, nous assure que les primes des sportifs sont dorénavant payées par virement bancaire. Une première. « Il y a deux ans, à la CAN 2017, on payait les primes en cash. Mais on est passé au virement bancaire pour plus de traçabilité. C’est aussi une manière de barrer la voie à la corruption », justifie-t-il.

Cette année encore, la participation des Lions indomptables à la CAN a donné une illustration des difficultés du secteur. Les joueurs devaient quitter le Cameroun jeudi 20 juin à 18 h 45, mais le départ n’a pas eu lieu. En cause : les négociations de leurs primes avec le ministre des sports et d’autres responsables du football. D’après une source à la Fecafoot, 20 millions de francs CFA (près de 30 500 euros) leur avaient été payés par virement bancaire, mais ils en réclamaient le double.

Dans une lettre, les Lions ont expliqué avoir payé de leur poche leur billet d’avion pour Madrid et Doha, où ils ont effectué leur stage de préparation. Ils précisent qu’ils n’ont pas reçu de primes de présence durant cette période. Après des heures de discussions nocturnes, les dirigeants du football camerounais ont promis d’octroyer 5 millions de francs CFA de primes de performance à chaque joueur au premier match remporté. Les Lions indomptables ont décliné l’offre mais accepté d’embarquer à bord de l’avion spécial pour Le Caire.

« Pourquoi n’ont-ils pas été payés durant leur stage ? Où est parti l’argent débloqué pour payer les billets d’avion et autres ? Dans les poches des dirigeants qui ont défié une fois de plus un décret présidentiel ! Ils diront que l’argent est dans les caisses : c’est un mensonge. Je suis fier de la réaction de ces jeunes cadets qui veulent visiblement le changement, même s’ils n’ont pas obtenu gain de cause », dit l’ancien Lion indomptable cité plus haut.

Surfacturations, marchés fictifs…

Et les méfaits de la corruption ne se limitent pas aux équipes. Le Cameroun, qui devait accueillir la CAN 2019, n’a pas été en mesure de le faire à cause du retard pris dans la livraison des stades et autres infrastructures. Des journaux ont dénoncé des surfacturations, des marchés fictifs, des grèves à répétition sur les chantiers… Mais aucun responsable n’a été puni. « Ceux qui sont chargés d’éradiquer la corruption ne sont pas très recommandables. Du coup, on se retrouve dans un cercle vicieux où on se tient, on se surveille, chacun sait qui a fait quoi », conclut le journaliste Jean-Bruno Tagne.

A la Fecafoot, un responsable contacté par Le Monde Afrique reconnaît « cette corruption » qui n’est pas « propre au Cameroun, mais un phénomène mondial ». « Il y a des brebis galeuses, mais la Fecafoot lutte contre ce fléau », assure-t-il, sans donner de détails.

Face à cette situation, Luc Perry Wandji, journaliste sportif à la Cameroon Radio Television (CRTV, média d’Etat), a mis sur pied en 2016 l’Observatoire national pour l’éthique dans les industries de la culture et du sport, avec un accent particulier mis sur le football. Mais le milieu est peu réceptif. Les clubs et fédérations rechignent à travailler avec son équipe et l’observatoire manque de moyens financiers. « Ils doivent comprendre que c’est important de travailler avec nous, car le manque d’éthique cause beaucoup de dégâts », souligne Luc Perry Wandji, qui multiplie néanmoins les campagnes de sensibilisation avec son équipe.

Dans un bar situé non loin du stade de la Réunification, à Douala, Junior et deux autres jeunes footballeurs évoluant dans des clubs locaux n’ont qu’un rêve : partir poursuivre leur carrière à l’étranger et, si possible, y rester. « Ici, on ne valorise pas le talent. La corruption tue tout. Elle sévit même dans la tanière des Lions séniors », s’offusque Junior. « Je me bats de toutes mes forces pour partir », renchérit son ami.

*Les prénoms ont été changés.

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