Editorial du « Monde ». Cent trente-cinq pages sur le développement de la Palestine et, pas une seule fois, le terme « occupation ». Dans l’histoire des tentatives de règlement du conflit israélo-palestinien, un exercice diplomatique traditionnellement prodigue en évitements, chimères et autoaveuglement, le volet économique du plan de paix échafaudé par Jared Kushner, le gendre du président américain, Donald Trump, peut postuler au titre de chef-d’œuvre.

Dévoilée à la veille de la conférence économique qui se tient, les 25 et 26 juin, à Bahreïn, cette initiative voit très grand : moyennant un investissement record de 50 milliards de dollars (44 milliards d’euros), issu du secteur privé et de différents pays donateurs, l’administration américaine prétend créer 1 million d’emplois, multiplier par deux le produit intérieur brut palestinien et réduire de moitié la pauvreté en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Mais le document élaboré par Jared Kushner, qui détaille les projets censés permettre d’atteindre ces nobles objectifs, est aussi alléchant de l’extérieur qu’affligeant à l’intérieur. Il débite tous les clichés de la novlangue développementaliste contemporaine – « libérer le potentiel économique », « améliorer la gouvernance » – en faisant mine de croire que la Palestine est un pays comme un autre.

Le principe de l’argent contre la paix

Le plan appelle à faire de la Cisjordanie et de Gaza un carrefour commercial, bien qu’aucun de ces territoires ne contrôle ses frontières et ne dispose d’un port ou d’un aéroport. Il promet la 5G aux Palestiniens, alors que ceux-ci viennent à peine d’obtenir la 3G, après douze années de tractations avec l’armée israélienne, qui a le monopole des fréquences dans les territoires occupés. Il les exhorte à mieux protéger la propriété privée, pour stimuler les investissements, en passant sous silence le fait qu’en Cisjordanie le principal risque pesant sur le foncier provient des colons juifs, maîtres en spoliation.

Galimatias hors-sol, hors histoire et hors réalité, directement inspiré d’une droite israélienne qui rejette le principe d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat hébreu, le document Kushner pousse l’incohérence jusqu’à incorporer, à titre d’illustration, des photos d’écoles de l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens, et de projets financés par USAID, l’agence de développement américaine. Or, Washington a coupé tout crédit à la première et a ordonné à la seconde de cesser ses opérations dans les territoires palestiniens.

Jared Kushner qui, comme son beau-père, a fait fortune dans l’immobilier, répond à ses détracteurs qu’il pose un regard neuf sur un vieux conflit. Mais son plan, loin d’être novateur, est un pot-pourri d’idées pour la plupart préexistantes. Ces projets, qui ont souvent buté sur le carcan de l’occupation israélienne, semblent avoir été dépoussiérés et compilés à la va-vite pour les besoins de la conférence de Bahreïn.

La particularité de l’approche du trentenaire new-yorkais réside dans son mépris ostensible du droit à l’autodétermination des Palestiniens. Au principe de la terre contre la paix, socle de toute résolution du conflit, sauf à s’aventurer sur le terrain miné de l’Etat binational, il veut substituer le principe de l’argent contre la paix. Cinquante milliards de dollars en échange du renoncement des Palestiniens à un Etat digne de ce nom. Si le mot « occupation » n’apparaît pas dans le plan Kushner, c’est parce qu’il a vocation à la perpétuer.