Manifestation de la communauté peule à Bamako, après le massacre de Koumaga, dans le centre du Mali, où 32 civils ont été tués le 23 juin 2018. / MICHELE CATTANI / AFP

Un panneau « Halte à l’amalgame » sous le bras, Idrissa Sidi Kondo dit son dépit. Entre tristesse et colère, il crie au milieu des manifestants : « Trop, c’est trop ! On en a marre ! Des forces du mal se sont immiscées entre nous et veulent nous diviser. Ce n’est pas un conflit entre civils dogon et peuls ! » Comme des milliers de Maliens, cet habitant du centre du pays est venu manifester à Bamako, vendredi 21 juin, pour dire stop aux massacres qui ne cessent d’endeuiller sa région depuis 2016. Pour lui, la solution passe avant tout par la justice : « Il faut que l’Etat mène des enquêtes afin que nous connaissions l’identité de ces groupes armés qui nous tuent. L’impunité doit cesser ! »

Quatre jours plus tôt, les villages dogon de Gangafani et Yoro ont été attaqués, causant la mort d’au moins 38 personnes. Dans la foulée, le Pôle judiciaire spécialisé de lutte contre le terrorisme a ouvert une enquête et une dizaine de personnes ont été interpellées, selon le procureur Boubacar Sidiki Samaké. En parallèle, ce pôle enquête sur deux autres massacres commis dans le centre du Mali : Ogossagou, 162 morts le 23 mars, et Sobane Da, 35 morts le 9 juin. Les autres dossiers sont gérés par le tribunal de grande instance (TGI) de Mopti. « Depuis décembre 2018, une dizaine d’enquêtes ont été ouvertes à mon niveau », précise Broulaye Samaké, un des deux juges d’instruction du TGI.

Au total, le gouvernement a annoncé avoir ouvert une vingtaine de procédures judiciaires. Mais Broulaye Samaké, en poste depuis 2016, le reconnaît : pour l’heure, le seul dossier qui a abouti à un jugement remonte à près de deux ans. Une trentaine de civils tués à Malémana, dans un des tout premiers conflits miliciens enregistrés dans le centre du Mali, au printemps 2016. Quelques mois plus tard, douze prévenus étaient jugés, accusés d’« assassinat, tentative d’assassinat, complicité d’assassinat, meurtre et détention illégale d’armes à feu ». Mais le jugement a laissé les rescapés sur leur faim : neuf des douze prévenus ont été acquittés, tandis que les trois autres ont été condamnés à une peine symbolique de cinq ans de prison avec sursis.

« La justice a trop souvent été instrumentalisée au motif de la réconciliation. Or l’impunité est l’une des causes avérées de la récurrence de la violence. Voilà pourquoi nous appelons à ce que les auteurs de tels crimes soient jugés et condamnés », souligne Drissa Traoré, de l’Association malienne des droits de l’homme (AMDH).

Plus de 2 700 morts depuis 2016

Après Malémana, les conflits entre groupes armés n’ont cessé de se multiplier dans le centre du Mali. Depuis 2016, l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled) a enregistré près de 774 incidents entre milices et civils, entraînant la mort de plus de 2 700 personnes. Sans qu’aucun jugement n’ait été rendu. Parfois, c’est la vindicte populaire qui s’est chargée des auteurs présumés.

Selon nos informations, quelques semaines après le massacre d’Ogossagou, l’un des commanditaires de cette attaque aurait été assassiné par un groupe armé peul. Information que Boubacar Sidiki Samaké, le procureur du pôle antiterroriste, ne confirme ni n’infirme, rappelant qu’il « ne commente pas un dossier en cours », mais précisant qu’une dizaine de personnes ont été interpellées dans le cadre de ce dossier. « Et ce n’est pas fini », ajoute-t-il. « On parle de lutte contre l’impunité. Il faut que cela devienne une réalité et que cette réalité s’installe à partir d’Ogossagou », avait-il déclaré lors d’une conférence de presse, en mai.

La justice a-t-elle vraiment toutes les clés en main pour instruire ces dossiers ? Une source internationale en doute : « Après la tuerie de Koulogon, des armes ont été saisies par les militaires maliens mais n’ont jamais été présentées à la justice. Cela montre une volonté de faire obstruction à l’enquête. » Le dossier de Koulogon, où 39 civils peuls ont été tués le 1er janvier, est instruit par Broulaye Samaké, du TGI de Mopti. Selon lui, l’irrégularité procédurale constatée dans cette affaire est loin d’être un cas isolé : « Les armes saisies sur les lieux des tueries ne nous sont quasiment jamais présentées. Elles sont gardées dans les camps militaires et leurs numéros de série ne sont pas inscrits sur les procès-verbaux. »

Broulaye Samaké affirme qu’en plus de trois ans d’exercice, seuls des fusils de chasse lui ont été présentés. Pourtant, ce sont des douilles d’armes de guerre qui sont le plus souvent retrouvées sur les lieux des attaques. « Quand une armée qui n’a pas suffisamment d’armements a l’occasion de se saisir d’armes sophistiquées, elle peut être tentée de vouloir les conserver », insinue une source étatique.

Koulogon, Minima Maoudé, Libé et Ogossagou : selon nos informations, certaines des douilles retrouvées sur les lieux de ces attaques ont été identifiées comme appartenant à des armes provenant de stocks récents de l’armée malienne. Le colonel Diarran Koné, porte-parole de l’armée malienne, a tenu à « rafraîchir les mémoires » : « Beaucoup de nos unités ont été attaquées. Nos magasins ont été pillés. Nos armes ont été enlevées », justifie-t-il, avant de souligner que si le juge affirme que les armes sont détenues dans les camps militaires, « il n’a qu’à aller s’en saisir ».

« Il y a un énorme trafic d’armes »

Une autre piste est évoquée par plusieurs autres sources, sous couvert d’anonymat. « Dans le centre du Mali, il y a un énorme trafic d’armes. C’est un secret de polichinelle. Beaucoup de personnes sont impliquées : des commerçants, mais aussi des militaires et leurs proches, qui revendent leurs armes pour se faire de l’argent », explique l’une d’entre elles. Contacté, le ministère de la justice assure que ce trafic n’existe pas. Le porte-parole de l’armée abonde dans le même sens : « Nous sommes des gens respectables. A chaque fois qu’il y a eu des dérapages, nous avons réprimé. »

Pour une source judiciaire de la région de Mopti, il est probable que la hiérarchie, gouvernementale comme militaire, ne soit pas au courant de ces informations : « Parfois, les agents locaux dressent à la justice et aux hautes autorités des rapports truffés de mensonges, parce qu’ils ont peur d’être relevés s’ils disent la vérité. Tout ça m’ôte l’envie de travailler. »

Le procureur du pôle antiterroriste, qui instruit notamment le dossier d’Ogossagou, assure que les militaires seront entendus. Pour l’heure, selon lui, les principaux chefs d’inculpation retenus dans le cadre de l’affaire d’Ogossagou sont l’acte terroriste, l’assassinat, la complicité d’assassinat et l’incendie volontaire. Une qualification des faits décriée par les défenseurs des droits humains : « Quand on traite le massacre d’Ogossagou comme un acte terroriste, on enlève au crime son caractère emblématique et imprescriptible », explique Drissa Traoré.

L’AMDH milite depuis des années pour que les compétences du pôle antiterroriste soient étendues aux crimes internationaux tels que les crimes de guerre et contre l’humanité, imprescriptibles. Selon le procureur Boubacar Sidiki Samaké, un décret en ce sens aurait été récemment adopté. Cela permettrait aux enquêteurs de requalifier l’attaque d’Ogossagou et, le cas échéant, de s’assurer que ses auteurs ne puissent être amnistiés. « C’est un enjeu crucial, insiste Drissa Traoré. Si le dossier est uniquement traité sous l’angle du terrorisme, il y a de fortes chances de voir les auteurs de ces actes bénéficier de mesures d’amnistie ou être libérés dans le cadre de négociations d’otages. »

Une centaine de personnes interpellées

Par le passé, la justice malienne a déjà libéré des criminels à des fins de réconciliation ou de négociation avec l’ennemi. Le cas d’Aliou Mahamane Touré est encore dans les esprits. En août 2017, l’ancien commissaire islamique de Gao, auteur de nombreuses exactions sur les civils lors de l’occupation djihadiste de cette ville du nord du Mali entre 2012 et 2013, a été condamné à dix ans de réclusion criminelle pour atteinte à la sûreté intérieure, association de malfaiteurs et détention illégale d’armes.

« La montagne a accouché d’une souris. Ils n’ont pas voulu qualifier ses actes de crimes de guerre, contrairement à ce qu’avait demandé le procureur. Malheureusement, l’actualité nous a donné raison. En février, M. Touré a été relâché [avec une quinzaine d’autres djihadistes] en échange de la libération de deux otages maliens », assure un magistrat bien informé.

En attendant cette extension des compétences du pôle antiterroriste, les investigations se poursuivent. Depuis le début de l’année, le gouvernement a annoncé avoir interpellé une centaine de personnes en lien avec les tueries du centre du Mali. Quant aux rescapés, certains attendent toujours l’ouverture d’une enquête. Comme à Hérémakono, où treize civils peuls ont été tués le 13 mai, sans qu’aucun dossier judiciaire formel n’ait encore été ouvert.

« Tous les jours, des hommes sont tués comme des moutons et tout le monde s’en fout », dénonce Mama Samassékou lors de la manifestation du 21 juin à Bamako. Autour du coordinateur de la plateforme Sauvons la région de Mopti, plusieurs panneaux « Non à l’impunité » sont agités avec ferveur. « La vie n’a plus aucune valeur au Mali ! », déplore le militant avant de conclure, désespéré : « Aujourd’hui, si moins de 30 personnes sont tuées lors d’une attaque, c’est comme si rien ne s’était passé. La mort est devenue une habitude. »

Violences au Mali : des mercenaires étrangers derrière les massacres ?
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