L’avis du « Monde » – A voir

Il y a des films-manifestes qui rencontrent leur époque, Bixa Travesty en est un. « Bixa », comme « tapette », « pédé », l’expression est un stigmate retourné en fierté, une gifle envoyée au machisme brésilien qui se trouve plus qu’à son aise depuis l’élection de Jair Bolsonaro à l’automne 2018. Autodéterminée comme un peuple en voie d’émancipation, Linn da Quebrada est l’incarnation de ce corps politique théorisé en son temps par Michel Foucault (1926-1984) et aujourd’hui par Judith Butler : une marge qui fabrique ses propres armes, ici la danse et le verbe comme langage performatif.

« Linn » comme « belle », « quebrada » comme « cassée » dans l’argot local, en référence à ses origines modestes : ainsi s’est nommée la jeune femme transgenre, noire et brésilienne âgée de 28 ans, devenue en quelques années une icône queer dans son pays. Elle est l’héroïne d’un essai cinématographique qui navigue entre documentaire et fiction, réalisé par Claudia Priscilla et Kiko Goifman – auteurs de Look at me Again (2011), sur un homme transgenre. Auréolé du Teddy Award du meilleur documentaire à la Berlinale, Bixa Travesty sillonne les festivals et fait traînée de poudre.

Avec Linn da Quebrada et sa musique électro-baile funk issue des favelas, le queer devient populaire. Sur scène, avec son amie Jup do Bairro, une jeune trans qui n’a pas son physique sculptural et vit dans la pauvreté, elle combat le machisme avec un humour dévastateur. La « prose combat » de l’artiste pulse en direct dans les veines du public, lequel n’est pas forcément issu du milieu LGBTQI (lesbien, gay, bi, trans, queer, intersexe…).

Magnifique tendresse mère-fille

C’est lors d’une performance de rue que Claudia Priscilla a découvert, en 2015, la force scénique de Linn da Quebrada. Bixa Travesty n’est pas un film « sur » la chanteuse queer, mais il a été écrit « avec » elle, mêlant images documentaires, archives personnelles et récit fictif. Ce portrait kaléidoscopique n’est pas qu’un pamphlet dans un Brésil qui détient le triste record mondial du plus grand nombre de meurtres de personnes transgenres. Bixa Travesty déploie une énergie festive, crue, underground, comme un acte de résistance. Visage d’ange qui évoque le chanteur Prince et bouche conquérante à la Mick Jagger, collants résille sur cuisses de gladiateurs, Linn da Quebrada est un défi à toutes les normes. En décortiquant son identité, face caméra, avec son gant métallique qui évoque la fête, le combat ou le corps en construction d’Edward aux mains d’argent (1991), de Tim Burton, l’artiste brésilienne entend s’adresser au plus grand nombre.

Linn da Quebrada pose les questions qui divisent la société contemporaine, entre ceux qui revendiquent l’existence de plusieurs sexes et les tenants d’un ordre binaire. Elle pose cette question, en substance : que signifie l’expression « sexe masculin », si la personne qui en a l’attribut se définit comme une femme ? Direct, accessible, entraînant, son discours galvanise les minorités et tous ceux qui veulent repenser l’existence des hommes et des femmes en autant de nuances possibles, vers l’infini et au-delà…

En dehors de la scène, Linn da Quebrada se montre drôle et explosive avec ses proches. Elle fait hurler de rire ses amis en imaginant au rayon jouets une poupée qui dirait, avec sa pile dans le dos : « Je suis une terroriste du genre, ni homme ni femme ! » L’héroïne de Bixa Travesty exprime aussi une tendresse magnifique envers sa mère, qui faisait des ménages et n’a pu l’élever. Le film les montre dans l’intimité de la maison, et ces deux corps serrés nous rappellent que l’on met au monde des enfants pour qu’ils soient heureux. C’est aussi le message de Bixa travesty, dans sa douce et suave radicalité.

Bixa Travesty (2018) – Film Trailer || Berlin Film Society event: 17th May
Durée : 01:54

Film brésilien de Claudia Priscilla et Kiko Goifman. Avec Linn da Quebrada, Jup do Bairro (1 h 15). www.arizonafilms.fr/films/bixa-travesty