La carrière d’Edgar George Ulmer, né en 1904 dans l’Empire austro-hongrois et mort soixante-huit ans plus tard à Los Angeles, compte au rang de ces bizarreries dont l’histoire du cinéma n’a jamais été avare. Formé en Allemagne en pleine période expressionniste, Ulmer fait ses classes sur un film coopératif, petit miracle des derniers temps de la République de Weimar (Les Hommes le dimanche, 1930), avant de s’exiler aux Etats-Unis en 1933, comme bon nombre de ses collègues berlinois. L’homme œuvrera quasiment tout le reste de sa vie dans les méandres de la série B et de la poverty row – ou « allée de la pauvreté » –, expression désignant les studios les plus fauchés de Hollywood. Cinéaste débrouillard et touche-à-tout, Ulmer s’est prêté aux productions les plus hétéroclites – science-fiction en chambre, pastorales yiddish, films de prévention sanitaire, etc. –, sachant tourner vite, et pour trois fois rien, avec un talent et une créativité jamais démentis.

Le Chat noir (1934), qu’Elephant Films réédite dans une très belle copie restaurée, marque l’unique incursion d’Ulmer au sein d’un grand studio, Universal, mais également l’un des pics de sa filmographie. Produit par le grand manitou du cinéma d’épouvante Carl Laemmle Jr., le film orchestre la rencontre au sommet des deux grandes figures horrifiques de l’époque : Bela Lugosi et Boris Karloff, interprètes respectivement de Dracula (Dracula, de Tod Browning) et de la créature de Frankenstein (Frankenstein, de James Whale), fleurons de la gamme de monstres estampillés « Universal » qui avaient fait le succès du studio au début des années 1930. Mais aux rivages gothiques de ceux-ci, Le Chat noir substitue une épouvante ancrée dans le monde qui lui était alors contemporain, liée tout autant à l’histoire proche qu’aux nouvelles esthétiques des débuts du XXe siècle.

Un cauchemar de plus en plus insolite

Très vaguement inspiré par la nouvelle d’Edgar Allan Poe du même nom (seule la présence du chat supposément maudit y fait référence), le récit commence en train, c’est-à-dire sur des rails, pour ensuite basculer dans un cauchemar de plus en plus insolite. Peter et Joan Alison (David Manners et Julie Bishop), jeune couple d’Américains en voyage de noces dans les Carpates hongroises, voient arriver dans leur compartiment un mystérieux passager, le docteur Vitus Werdegast (Bela Lugosi), sorti de quinze ans d’internement dans un camp de prisonniers. Dévié de sa route par un accident, le trio trouve un abri dans la demeure dernier cri de l’architecte Hjalmar Poelzig (Boris Karloff), construite sur l’ancien site d’un champ de bataille où périrent des milliers de soldats. Sur place, le couple découvre que le docteur et l’architecte se connaissent et qu’ils ont un lourd contentieux à régler.

Ulmer compose une suite d’images splendides qui empruntent aux sortilèges du noir et blanc leur puissance hypnotique et leur poésie ténébreuse

Le Chat noir doit d’abord son originalité à son inspiration composite, entre deux âges, puisant autant dans les hallucinations expressionnistes que dans les mythes littéraires incarnés par les deux comédiens vedettes. Mettant en scène leur confrontation sur des musiques de Brahms, Bach et Tchaïkovski, Ulmer compose une suite d’images splendides qui empruntent aux sortilèges du noir et blanc leur puissance hypnotique et leur poésie ténébreuse. Mais le cœur du film n’est autre que son décor principal : cette maison d’architecte ultramoderne, qui s’offre ici en équivalent contemporain aux anciens châteaux gothiques. Ce ne sont désormais plus les vieilles pierres et les sombres couloirs qui effraient, mais au contraire les surfaces nues, les volumes écrasants, l’excès de transparence, le lissé hygiénique, la fonctionnalité aveugle. Le modernisme architectural affiche sa structure froide et hautaine où l’humain semble englouti, dominé : elle est le signe d’une déshumanisation qui ne tarde pas à rejaillir sur les personnages, tous sous l’emprise sadique du maître des lieux.

Mais cette maison est aussi un symptôme du trauma historique : érigée sur les ruines de la première guerre mondiale, elle est sortie d’un massacre et ressemble à une sorte de mausolée, cernée par les milliers de tombes alentour. Werdegast et Poelzig, vétérans de la Grande Guerre, la continuent par d’autres moyens, comme s’ils y étaient encore, et parlent d’eux-mêmes comme de « morts-vivants ». Et il n’est évidemment pas anodin que ce film de 1934, tourné à Hollywood par un Européen en exil, ayant fui devant l’accession des nazis au pouvoir, se dirige vers une messe noire en guise de dénouement sidérant et hautement inattendu. Dénouement suggérant que la folie des assassins, leur soif de sang et de sévices, leur force de fascination n’étaient alors pas encore près de s’éteindre.

The Black Cat trailer starring Karloff and Lugosi
Durée : 02:14

Film américain d’Edgar George Ulmer (1934). Avec Boris Karloff, Bela Lugosi, David Manners, Julie Bishop (1 h 05). 1 Blu-ray + 1 DVD, Elephant Films, 16,99 €.